Lors de ce 68e Festival d’Avignon, Giorgio Barberio Corsetti — invité par Olivier Py — monte Der Prinz von Homburg de Kleist, dans La Cour d’Honneur du Palais des Papes, avec beaucoup de justesse et d’élégance.
Pour camper le propos de la pièce, dire seulement que les couronnes de gloire que le siècle ne peut lui offrir, le Prince Frédéric-Arthur de Hombourg les tresse durant son sommeil.
« Quel rêve étrange j’ai rêvé ! », dit-il au comte de Hohenzollern qui vient de l’arracher brusquement à un sommeil mystérieux. Le héros suit alors un rêve éveillé, et répond de façon très cohérente à ceux qui l’interrogent. Il voit et entend parfaitement l’Électeur de Brandenbourg son souverain, mais, en proie à une extase somnambulique, il transforme tous les détails réels qui s’offrent à sa vue. Le prince alors obéit à son rêve — expression la plus frappante de sa vie personnelle — et entre en lutte, sans le savoir, avec les ordres de son chef d’État.
Le somnambulisme de Frédéric de Hombourg permet à Kleist d’isoler son héros, de le soustraire au monde extérieur, de l’enfermer dans l’univers personnel que lui composent ses désirs les plus secrets : il peut alors avouer son désir de gloire et son amour pour Nathalie. Revenu à la réalité, il ne peut même pas nommer celle qu’il aime. Le somnambulisme ou la perte de conscience figurent — pour Kleist — une liberté supérieure dont rien, dans le monde ordinaire, ne peut donner l’image :
“Le Prince de Hombourg : Par ma foi ! Je ne sais pas où je suis.
Hohenzollern : À Fehrbellin…
Le Prince : (…) Excuse-moi ! J’y suis maintenant (…). Et les escadrons, dis-tu, se sont mis en marche ? (…) N’importe ! Ils ont pour les conduire le vieux Kottwitz (…). De plus, il m’aurait fallu revenir à deux heures du matin au Quartier Général où doivent encore être données les instructions ; ainsi, j’ai mieux fait de rester sur place. Viens, partons !…” (Vers 110 et suiv.)
Chez Kleist, le contraste entre la légèreté du somnambule et la pesanteur de l’homme éveillé fait éclater le mensonge des apparences et renverse tous les jugements de valeur que les hommes portent sur leurs pensées et sur leurs actes.
Georges Bataille fournit — dans Madame Edwarda, dans L’Érotisme ou dans Expérience intérieure — quelques éclaircissements sur l’enjeu de l’évanouissement. Il permet, dit-il, d’accéder à une vérité et à une jouissance qui se situent au-delà de l’humain. Il précise :
“Dans ce moment de profond silence — dans ce moment de mort — se révèle l’unité de l’être dans l’intensité des expériences, où sa vérité se détache de la vie et de ses objets.”
Kleist exprime clairement sa relation au réel dans une lettre à Marie :
“Aucun écrivain n’a peut-être encore été dans une situation aussi particulière. Aussi active que soit mon imagination en face du papier blanc, aussi nets dans leur contour et leur couleur que soient les personnages qu’elle fait alors surgir, autant j’ai de difficulté, voire régulièrement de douleur, à me représenter ce qui est réel.” (Berlin, été 1811)
Je me plais à redire que l’interprétation des comédiens de Giogio Barberio Corsetti — pour ne citer que le Prince (Xavier Gallais) — était juste et élégante, juste c’est à dire sans affectation.
« (…) L’affectation apparaît quand l’âme (vix motrix) se trouve dans un autre point qu’au centre de gravité du mouvement », écrit Kleist dans son Essai sur le théâtre de marionnettes (1810).
Pour ce qui est de la marionnette du tableau final, elle illustre l’indiscutable supériorité sur l’homme que Kleist lui attribue :
« (…) on retrouve la grâce après que la connaissance soit, pour ainsi dire, passée par un infini ; de sorte que celle-ci se manifeste simultanément de la façon la plus pure, dans un corps humain dépourvu de conscience ou qui en possède une infinie, je veux dire, le pantin articulé ou le Dieu. »
Il faudrait donc (songeons-y !) … que nous goûtions à nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber en l’état d’innocence.
Michèle Jung, Avignon, juillet 2014