La perversion dans l’écriture de Heinrich von Kleist[1]
Michèle Jung
Contribution aux États généraux de la psychanalyse, Paris, La Sorbonne du 8 au 11 juillet 2000.
Cette recherche est le fruit de longues années de préoccupation et de fascination pour l’œuvre de cet auteur et pour le personnage énigmatique qui se profile à travers elle, en particulier à travers l’œuvre théâtrale. Le corpus de l’étude comprend également la correspondance de l’auteur, ses textes théoriques et littéraires.
L’objet de cette thèse était de mettre en évidence les traits de perversion dans l’écriture de Heinrich von Kleist. De la même façon que la proximité de Jacques Lacan avec les écrivains surréalistes lui a permis d’étayer sa théorie suivant laquelle l’inconscient est structuré comme un langage, une étude de l’écriture de Kleist, à la lumière des dernières recherches psychanalytiques relatives à la perversion, était de nature à fournir des exemples pratiques : nous avons pu établir, dans la vie et dans l’écriture de Kleist, l’existence de nombreux traits cliniques relevant d’une structure perverse. Une longue étude sur Kleist, réalisée par Sadger en 1909 pour Les Minutes du Mercredi, est la pierre angulaire de cette mise en application.
Cette perspective de recherche – qui opte donc pour une approche structurale de la perversion – permet d’introduire le rapport de l’être au signifiant et d’aborder la question de son langage. Elle donne accès à l’analyse de son écriture, de sa langue, dans un espace qui se situe au carrefour de la littérature, de la linguistique et de la psychanalyse : un phénomène aussi complexe que la création littéraire exige nécessairement plusieurs modes d’approche.
Dans notre première partie, après un exposé des appuis conceptuels freudiens en matière de perversion et de leur prolongement chez Lacan, nous avons examiné les rapports du pervers à la Loi pour voir comment l’écriture peut être un outil de compréhension de la réalité de l’auteur.
Nous avons démontré qu’il existe, dans le processus pervers, une dynamique qui pousse ces sujets – entre autre – à la transgression des règles et des normes établies, une stratégie limite qu’ils déploient à l’endroit de la Loi et de la symbolisation, un mode structural qu’ils trouvent pour déplacer le lieu de la jouissance. Freud définit la sublimation comme un changement de but de la pulsion, une dérivation vers un autre but, non sexuel et socialement plus valorisé. Le poète, lui, va organiser sa vie pulsionnelle dans l’écriture qui devient un acte nécessaire, une exigence vitale.
Après avoir défini la perversion comme un mode d’organisation psychique – une structure – où les rapports au langage sont fondamentalement pervertis ; après avoir montré les rapports que le pervers entretient avec la Loi, nous avons émis l’hypothèse que Kleist avait tous les atouts dans son jeu – le « Je » de la parole ? – pour se structurer sur le mode pervers. Et si l’écriture, comme nous l’avons montré également, est de nature à porter des traits de perversion, il convenait d’examiner si tel était le cas dans l’écriture de Kleist. Mais il ne s’agissait pas de faire une psychanalyse de l’auteur, il s’agissait de voir les schémas inconscients et les fantasmes qui étaient à l’œuvre dans ses textes : l’intrigue étant la transposition de son fantasme, le style exprimant ses défenses.
La seconde partie étudie alors le théâtre de Kleist pour y repérer les thèmes récurrents et obsédants, et mettre en évidence leur contenu pervers.
Cette perversion lui permet de sortir du sillon jusque-là tracé, de dé-lirer, de construire des ouvertures articulatoires dans le texte. Et, dans ce déséquilibre, l’évanouissement – la syncope – prend toute sa dimension perverse : un clivage (la fameuse Spaltung) s’opère au sein du champ de conscience et permet au personnage de Penthésilée, par exemple, de passer, lors de cette éclipse cérébrale, de l’autre côté du miroir. C’est dans la stratégie de ces franchissements qu’ Heinrich von Kleist s’offre le bénéfice de sa jouissance, mais alors, comment va-t-il se situer par rapport à l’aliénation signifiante de l’écriture ?
Ceci fera l’objet de la troisième partie qui est un travail sur le rapport de Kleist au langage. Il y est démontré comment le style, incomparable et inimitable, est l’homme lui-même et est fondé sur un comportement pervers qui se caractérise par l’inacceptation des normes habituelles organisatrices de l’ordre social : le pervers, en effet, cherche constamment à contourner la Loi, cette Loi qu’il lui faut détruire pour pouvoir créer. Kleist l’illustre de manière magistrale dans son écriture.
Dans cette analyse, la question du lien entre les traits linguistiques caractérisant l’écriture de Kleist – entre ses « particularités », nous disons volontairement « Besonderheiten » – et la structure perverse, est clairement posée : le rapport du pervers à la Loi est analysé dans toutes les transgressions, déviances et distorsions, au niveau de la grammaire et de la rhétorique, dans l’ingéniosité de l’articulation des mots, dans le rythme de la prosodie, dans l’utilisation des figures rhétoriques, l’opacité de la lettre, la matérialité du signifiant, ses surprises anagrammatiques et le jeu éperdu du mot d’esprit.
Dans l’écriture dramaturgique – et pour reprendre l’exemple de Penthésilée – ce qui se passe transgresse à tel point les normes, les règles, ce qui se passe est à tel point « ungeheuerlich » (extraordinaire, monstrueux) que cela relève du jamais vu, du non représentable et l’expression de cette « Ungeheuerlichkeit » est confiée à la parole, à la langue qui devient le lieu où peuvent s’articuler les déviances et les distorsions. Pour ce faire, elle doit à son tour devenir « ungeheuerlich », à savoir : du jamais entendu. Toutes les particularités relevées dans cette recherche sont significatives d’un combat dont toute « l’énormité » (Ungeheuerlichkeit) défie toutes les règles. C’est pour tenter de « rejoindre la méprise[2] en son lieu »[3], en ce lieu de langage où, précisément, se situe l’écriture : là où nous sommes joués. La correspondance, également, révèle, tant dans les thèmes que dans l’écriture, une langue en perpétuel déséquilibre. Ce déséquilibre, c’est un dé-lire. Mais ce délire là n’est pas un délire pathologique, un délire de domination et de maîtrise, un délire qui clôt, organise et circonscrit : il est un délire roboratif qui déterritorialise, ouvre tout ce qu’il touche et le fait se recomposer selon d’autres intensités ou d’autres relations de voisinage. La langue alors, tendue à sa limite, laisse entrer la vie. derrière cet épais rideau, le drame surgit et les choses bougent, entrent dans le champ de conscience : « (…) Tout n’est pas encore résolu, mais le dé est jeté… », dit Kleist à Wilhelmine von Zenge le 13 septembre 1800.
Dans les annexes, on trouve un choix de textes-clefs qui permettent d’appréhender l’environnement dans lequel Kleist a produit ses oeuvres, ainsi qu’une importante bibliographie contenant – dans des éditions françaises ou allemandes – des références à des ouvrages littéraires, stylistiques, psychanalytiques et de technique théâtrale.
Au-delà du cas Kleist, la thèse pose la question du lien entre structure psychique de l’auteur et création artistique, l’écriture étant envisagée comme outil de sublimation jusqu’à révéler la face cachée de l’auteur, de l’homme. Mais « Le style c’est l’homme… à qui l’on s’adresse ? » écrivait Jacques Lacan. Nous avons effectivement préféré – en conclusion – parler d’éthique perverse plutôt que de comportement pervers : la perversion est une manière de s’exprimer pour pouvoir exister. Façon de dire qu’il n’existe pas d’écriture autonome – la contrainte venant autant du destinataire que du producteur -, et qu’un style touche aux révolutions de la culture.
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[1] « Die Perversion in der Schreibweise von Heinrich von Kleist »
[2] La méprise, pour Jacques Lacan, c’est la tromperie de l’inconscient qui se manifeste dans la langue.
[3] Jacques Lacan. Séminaire du 9-4-1974, inédit.