Angelica Liddell, la voz màs salvaje del teatro espańol
« Hay que seguir provocando emotiones, ¿ no?
… pour présenter ce Festival d’Avignon 2024
En cette année 2024 (78e édition), comme les autres années, le Festival d’Avignon, « … est un festival de création qui se bat pour que les artistes soient libres de chercher des mots, des sons, des gestes et des images pour dire et habiter ce monde ». C’est ainsi que Tiago Rodrigues, l’ordonnateur de cet événement, a fait de cette expression : « chercher les mots », le titre de la présentation de son programme. Ce programme nous parlera de notre monde menacé par la guerre, les inégalités, les extrémismes et l’urgence climatique… Quant au public , il viendra pour entendre la parole qui nourrira le débat démocratique, débat qui succède généralement à l’expérience collective des arts vivants.
Quel programme !
Quel programme ?
Il est en ligne, sur https://festival-avignon.com/
, précisons qu’il ouvrira avec « Dämon » d’Angelica Liddell (photo à la une de cet article), à la Cour d’Honneur ; qu’il se clôturera avec Warlikowski… à la Cour d’Honneur également.
Et nous, entre ces deux événements, aurons rencontré des artistes argentins, allemands, polonais, ukrainiens, biélorusses, suisses, uruguayens, espagnols, français, maliens, catalans, péruviens, portugais, chiliens, anglais, congolais.
Nous les aurons rencontrés dans leurs spectacles, rencontrés lors de conférences de presse, au Café des Idées, dans des expositions plastiques ou des installations, lors de lectures ou de projections cinématographiques, de créations chorégraphies ou musicales.
Dans ce contexte de création artistique, nous dirons que « chercher les mots », c’est rechercher l’inspiration nécessaire pour exprimer ses idées de manière créative et authentique. Ce qui implique de puiser dans ses propres expériences, ses observations ou émotions, ainsi que dans les œuvres d’autres artistes. « L’art ne garantit pas le bonheur, mais améliore nos chances de le poursuivre« , conclut le dramaturge portugais.
Bon Festival 2024 !
Penthésilé.e.s/Amazonomachie est un spectacle du Festival d’Avignon 2021, il est classé « indiscipline » car il mêle le théâtre, la danse, la musique/le chant et la vidéo, il est écrit par Marie Dilasser, sur une commande de Laetitia Guédon.
Pour cette mise en scène, Laetitia Guédon n’a pas usiné une pièce supplémentaire qui viendrait s’emboîter ou compléter un peu plus le système dans lequel on a jusque-là enfermé Kleist, mais une pièce qui offre la possibilité de nouveaux jeux, de nouveaux agencements, de nouvelles bifurcations ou connexions. J’en donnerai quelques exemples.
Penthésilé.e.s est plurielle — L. Guédon en témoigne par l’écriture inclusive du prénom de l’Amazone, et également par l’interprétation de son personnage : tantôt guerrière insatiable de violence et mots, tantôt corps métamorphosé mi-femme mi-homme mi-animal, tantôt demi-déesse au langage vocal insondable soutenue par le chœur… Dans cette pièce, elle est représentée par trois comédien-e-s. D’abord, Marie-Pascale Dubé qui va s’opposer à Achille et mourir à la fin du combat : Marie-Pascale est inspirée, par le katajjaq, le chant de gorge inuit, dont elle conserve une approche résolument moderne. Puis, Lorry Hardel très proche de la Penthésilée que nous nous sommes représentée jusqu’à ce jour. Enfin, Seydou Boro qui, pour nous, se rapproche le plus de la créature de Kleist quand il écrit :
“ (…) J’y ai mis tout le fond de mon être (…), à la fois toute la souillure
et tout l’éclat de mon âme ” (Dresde, fin de l’automne 1807).
Tout au long du spectacle nous sommes dans un antre-deux (a-n-t-r-e j’ai bien dit !), entre vie et mort et la mort est là, toute proche, fascinante. Derrière cet épais rideau, le drame surgit et les choses bougent, elles entrent (e-n-t-r-e) dans le champ de la conscience, lentement. C’est lentement aussi que les trois personnages évoluent sur le plateau où se joue : Penthésilé-e-s. Penthésilée se déplie, se dé-multiplie, elle sera “ trois ” (Trinité ?) dans une danse — d’un pas à pas du cheval (Seydou Boro) qui va l’amble et qui pour moi fait apparaître Kleist.
Scéniquement, l’espace de Penthésilé.e.s/Amazonomachie se structure autour d’une réinterprétation du hammam. Cet espace à la fois précieux et tellurique est un lieu dont sont exclus les hommes, répondant à l’organisation sociale des mythiques Amazones.
Vocalement, le choeur de femmes est très percutant dans sa troisième et dernière partie en forme « d’oratorio pour les temps nouveaux ». Les chants sacrés sont empruntés notamment à Mozart et Haendel interprétés par Sonia Bonny, Juliette Boudet, Mathilde de Carné et Lucile Pouthier.
Michèle Jung
Avignon, 22 juillet 2021
avec la danse et la musique contemporaine.
Ce mercredi 8 avril, le directeur du Festival d’Avignon Olivier Py faisait part de son inquiétude quant à la tenue du Festival cet été. Malgré tout, l’espoir règne.
Parmi les nouvelles formes qu’engendre la contrainte du confinement, est apparue hier sur le site du Festival et sur sa page Facebook, une expérience inédite : la conférence de presse virtuelle d’un Festival dont on ne sait s’il pourra se tenir.
Le sort de la 74e édition du festival d’Avignon n’est pas encore scellé. Une chose est sûre : sa « faisabilité est compromise » pour reprendre le vocable d’Olivier Py.
Si le festival n’avait pas lieu, les conséquences seraient catastrophiques pour le festival lui-même (qui vit à 50% de ses recettes et pourrait ne pas s’en remettre), pour les compagnies qui pourraient ne pas survivre à cette annulation, pour les artistes et les techniciens bien sûr, pour les théâtres (qui accumulent les fermetures), mais aussi pour la Ville et pour la Région.
Dans ce contexte, la conférence de presse virtuelle qui annonçait la programmation tout aussi virtuelle du Festival — suspendue aux décisions des autorités sanitaires — aurait pu prendre un tour assez désespéré. Il n’en fut rien.
Hier, donc, à 14 heures, trompettes et cigales ouvraient une séquence étonnante. Et l’exercice, en dépit ou peut-être même grâce à ces contraintes, s’est mué en manifeste. C’est l’utopie du Festival qui était donnée à voir, et plus largement celle du Théâtre.
« Vous dire ce jour et à cette heure comment se présentera exactement la 74e édition est difficile,
mais il nous paraît important de vous raconter celle que nous avons rêvée »,
a annoncé Olivier Py.
A priori un directeur devant sa webcam et une succession de vidéos d’artistes confinés présentant des spectacles qui n’auront peut-être pas lieu, n’a rien d’excitant. Pourtant, au fil de ce live une réponse en filigrane à la question « que peut le théâtre ? » et que peut-il plus que jamais aujourd’hui s’est imposée.
Avant même que l’épidémie de coronavirus n’envahisse le monde, le thème de cette 74e édition avait été donné : Eros et Thanatos. Couple mythologique de l’amour et de la mort. Comment aime-t-on et désire-t-on aujourd’hui ? Quel est notre rapport à la mort ? Et comment vivons-nous à notre époque cette tension entre ces deux pôles indissociables ? Des questions qui se télescopent soudain avec une vertigineuse acuité tandis que l’humanité traverse une épreuve historique.
Alors au fil des vidéos le programme s’est imposé comme une utopie nécessaire. Le metteur en scène Ivo Von Hove parlant de son spectacle sur le jeune Freud et sa détermination à comprendre autrement la nature humaine ; la compagnie Siamese évoquant ces chants du nord de la Grèce qui permettent de surmonter les tragédies ; le Raoul Collectif racontant cette « Cérémonie » où des participants assistent sans le comprendre à un rituel qui enterre un ancien système ; Penthésilée… Des dilemmes moraux sur la bonté et la miséricorde ; un joueur de flûte dératiseur ; la langue du poète Valère Novarina tentant de soigner le monde avec des mots plus sensibles que sensés ; ou encore l’inconscient des groupes et leurs pulsions : tout semble pouvoir donner forme à ce que nous sentons et affrontons ensemble avec cette crise.
A la fin de la conférence virtuelle, la démonstration était faite (par l’absolu et par l’absence potentielle) de ce que peut pour nous le théâtre.
d’après Mathilde Serrell
… vos insomnies,
» (…) er würde ihr damals nicht wie ein Teufel erschienen sein, wenn er ihr nicht, bei seiner ersten Erscheinung, wie ein Engel vorgekommen wäre. » (Heinrich von Kleist, die Marquise von O., épilogue)
Die Marquise von O.
https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-theatre-et-cie/la-marquise-do-de-heinrich-von-kleist
et
Der Prinz von Homburg,
Freie Bearbeitung von Penthesilea von H. von Kleist
Festival d’Avignon 2017
Eine Frau erscheint. Sie scheint aus dem Stoff der Wände, die sie umgeben, hervorzugehen. Sie scheint aus demselben Material erschaffen zu sein, wie die Mauern, die sie umgeben. Sie ist Penthesilea, die Amazone, die bereits gestorben ist.
Sie erzählt eine Geschichte. Die Geschichte, die vor langem stattgefunden hat, die Geschichte der Konfrontation zwischen Penthesilea und Achilles auf dem Schlachtfeld von Troya.
Penthesilea und Achilles sind gestorben. Wie liegende Grabfiguren sind sie da, vor unseren Augen, für die Ewigkeit erstarrt in ihrer letzten Bewegung.
Das könnte ein Raum mit alten Wandtapeten sein, deren Motive unbekannt sind. Dort könnte man unter dem verblassten und zerrissenen Papier Reste von kannibalischen Farbspuren, von Plänen, die an den Krieg von Troya und übriggebliebenen Armeen erinnern, entdecken. Oberhalb des Tisches gäbe es auch Reste einer überstehenden Treppe, auf dem die beiden toten Körper ruhen … Eine Grabesdämmerung.
An diesem Ort, wo sich die Körper der Liebenden befinden, erzählt Penthesilea, die von der Katastrophe zurückkehrt, die Geschichte der Amazonen, von deren Ursprüngen, über die letzten Worte ihrer Mutter Otrere, der Königin der Amazonen, in ihrem Todesbett, von ihrer Begegnung mit Achill auf dem Schlachtfeld im blendenden Sonnenlicht und ihrer tiefgreifenden Erschütterung durch die Liebe zu ihm, die sie dort ergreift und die sie von ihren Pflichten als Königin fernhält.
Nun wird deutlich, dass Penthesilea nicht mehr allein ist. Eine andere Frau, Prothoe, die treueste unter ihren Getreuen, ist auch da. Sie hört wie Penthesilea ihren Wunsch bekräftigt, den Kampf weiter zu führen, obwohl die Anzahl der Gefangenen Männer, die für die Fortpflanzung notwendig sind, schon erreicht ist. Diese Worte hatte sie schon einmal gehört, vor langer Zeit …
Dann wird Prothoe noch einmal mit ihrer Königin sprechen. Sie wird sich dem Entschluss ihrer Freundin entgegenstellen, wie sie es vor langem einmal gemacht hat, zweifellos zum ersten Mal in ihrem Leben. Trotzdem wird sie ihr auch diesmal – trotz ihres wahnhaften verliebten Zorns – schließlich folgen.
„Nous assistons à une suite de cataclysmes intérieurs, à une onde de choc émotionnelle qui se propage. Le personnage irradiant de Penthésilée (et son miroir Achille) est amené en peu de temps à vivre des états paroxystiques si violents qu’aucun corps humain ne pourrait y résister. » (Michèle Tournois-Jung. La Perversion dans l’écriture de H. von Kleist. Ed. Septentrion, 1996)
Dieses Gefühlschaos ist der Schlüssel zu dem, was folgen wird. Dem Grabesschatten wird „ein Licht geschmolzenen Bleis » folgen, wie bei Greco oder Goya. Aus den Überresten entsteht eine verbrannte und vibrierende Erde, eine schrille und kreischende Zone.
Von Angesicht zu Angesicht finden sich dort Achill und Penthesilea, mitten in der Schlacht, zwei Körper, die sich auf einen tödlichen Liebeskrieg eingelassen haben. Und noch einmal spielen sie unter unseren Augen bis tief in einen Rausch hinein « die Liebesszene im Feuerkreis der Schlacht », der zum « Mord des Sonnenhelden führt, der von dem nächtlichen Volk des Mondes, den Frauen zerfetzt wird.“
Traduction : Bruno et Beatrix Behrend
Avignon 2017
pour entrer chez les Schroffenstein
Le 10 juillet 1801, Heinrich von Kleist (à 24 ans) arrive à Paris, il y annonce sa tragédie : Die Familie Schroffenstein. Il l’écrira à Berne, entouré de jeunes poètes : Heinrich Zschokke, Heinrich Gessner — l’éditeur Suisse, et Louis Wieland. C’est à eux qu’il fait la lecture de son drame, il obtient un succès inattendu : cette accumulation de malentendus les plus horribles, de hasards, de quiproquos les fait « pouffer de rire ». Joachim Maass rapporte :
« On pouffait de rire, on s’exclafait, si bien que le poète lui-même, qui riait aussi, ne put continuer à lire et dut s’arrêter — ce qui, évidemment, ne voulait nullement signifier que l’œuvre n’avait pas plu. Bien au contraire : Gessner se proposa aussitôt de la publier, ce qui advint effectivement.» (Joachim Maass. « Kleist-Die Geschichte seines Lebens ». Scherz Verlag, Bern und München, 1977, Seite 61).
Avec cette œuvre inaugurale, Kleist est reconnu comme un excellent écrivain, en témoigne un article paru dans Der Freimüthige, la revue de Kotzebue :
“Der Freimüthige a aujourd’hui une bonne nouvelle à faire connaître, — il a à annoncer l’apparition d’un nouveau poète, encore inconnu, mais qui est, en vérité, un poète. » (Ludwig Ferdinand Huber, le 4 mars 1803)
Dans cette première pièce de Kleist — écrite dans une Europe bouleversée — tout y est : les soupçons — cette maladie noire de l’âme, les rumeurs, les haines entretenues, les pulsions de mort, ce que René Girard appelle « les emballements mimétiques », cette résignation nihiliste devant la fatalité (imaginée) de la catastrophe à la fois honnie et désirée, ces fantasmes de détruire l’autre et d’être détruit par l’autre. Sylvestre dit :
« Das Misstraun ist die schwarze Sucht der Seele,
Und alles, auch das Schuldlos-Reine, zieht
Fürs kranke Aug’ die Tracht der Hölle an. »
L’antithèse « Sein »-« Schein » est un des trois thèmes inhérents à la crise kantienne de Kleist : le monde des apparences ne révèle rien sur l’être. Chacune des œuvres de Kleist apportera une variation sur ce thème : où est la réalité parmi toutes les apparences dont se compose notre vie ? Comment s’orienter dans cette vie avec le sentiments pour seul guide ? Dans La famille Schroffenstein, deux faits : la noyade du jeune fils de Rupert (celui-ci s’est réellement noyé) est interprétée comme un crime commis par deux serviteurs de la branche Warwand ; la tentative de suicide de Johann, le fils naturel du même Rupert, qui n’est rien qu’amoureux d’Agnès, devient une tentative d’assassinat perpétrée sur la personne de l’unique héritière des Warwand : le « Schein » submerge le « Sein ».
Kleist qui, dans sa vie personnelle, se donne pour victime d’une force à la fois nommée destin, fatalité, hasard (Cf. Correspondance) distribue les personnages de son théâtre en êtres de raison et êtres de sentiments. À Rossitz vivent côte à côte Rupert (être de raison) et Eustache (être de sentiment) ; à Warwand, Sylvester (être de sentiment) et Gertrud (être de raison).
La dernière scène de la tragédie qui, du point de vue de sa genèse, en est le noyau ( H. von Kleist Lebensspuren. Hrsg. H. Sembdner. Bremen 1957, p. 42) a pour objet la transformation en l’autre. Cette scène donne forme aux deux thèmes fondamentaux de toute l’œuvre de Kleist dans ce qu’elle a de tragique : d’une part ce qui est facteur de séparation entre les hommes, d’autre part la difficulté de la connaissance :
« Quand tu es devant moi et que tu me regardes, que sais-tu des souffrances qui sont en moi et que sais-je des tiennes ? Et quand je me jetterais à tes pieds en pleurant et en te parlant, saurais-tu plus de choses de moi que de l’enfer, quand quelqu’un te raconte qu’il est chaud et terrible ? Ne serait-ce que pour cela, nous devrions nous autres hommes nous tenir les uns devant les autres avec autant de respect, autant de gravité et d’amour que devant les portes de l’enfer… ». (Kafka cité par Marthe Robert en 1970, dans « La traversée littéraire », p. 138, ed. Grasset).
Une dernière clé serait — afin qu’on ne se méprenne pas — la signification métaphysique du drame kleistien : il n’y a ni dieu, ni diable, ni bien, ni mal. Dans la Correspondance de Kleist transparaît son indifférence envers les doctrines religieuses. On trouve pourtant un événement, noté lors de son voyage à Paris (1801). Passant par Dresde, il assiste à la célébration d’une messe dans la cathédrale catholique (il est protestant), et est bouleversé par un service religieux qu’il trouve esthétique. La Famille Schroffenstein qu’il écrit à ce moment-là s’en trouve impressionnée et regorge de terminologie chrétienne : cf. acte I, scène 1 ; et aussi Acte III, sc 1, vers 1254-1258.
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“Ce que Kleist est capable de déchaîner, ce qui jaillit, tel un éclair, dans ses lettres, dans ses nouvelles et dans ses œuvres dramatiques, nous semble être plus qu’un reflet de langage, plus qu’une saisie de la réalité même. Son langage est la trace d’une autre activité, d’un monde nouveau, jusque-là inexistant, dont les forces productives étincellent, indomptées, en tant qu’éclair ou comme une tension à laquelle il soumet la forme littéraire, pour finalement la dépasser.”
Lorsque je lis cette phrase de Mathieu Carrière, j’ai envie de la dédier aux acteurs de l’École régionale de Cannes qui ont donné — de la manière la plus brillante — La famille Schroffenstein au Festival d’Avignon cet été, mis en scène qu’ils étaient par Giorgio Barberio Corsetti. Il faut dire qu’ils avaient l’âge de Kleist quand il a écrit sa pièce !
Michèle Jung, Avignon, 2014
Lors de ce 68e Festival d’Avignon, Giorgio Barberio Corsetti — invité par Olivier Py — monte Der Prinz von Homburg de Kleist, dans La Cour d’Honneur du Palais des Papes, avec beaucoup de justesse et d’élégance.
Pour camper le propos de la pièce, dire seulement que les couronnes de gloire que le siècle ne peut lui offrir, le Prince Frédéric-Arthur de Hombourg les tresse durant son sommeil.
« Quel rêve étrange j’ai rêvé ! », dit-il au comte de Hohenzollern qui vient de l’arracher brusquement à un sommeil mystérieux. Le héros suit alors un rêve éveillé, et répond de façon très cohérente à ceux qui l’interrogent. Il voit et entend parfaitement l’Électeur de Brandenbourg son souverain, mais, en proie à une extase somnambulique, il transforme tous les détails réels qui s’offrent à sa vue. Le prince alors obéit à son rêve — expression la plus frappante de sa vie personnelle — et entre en lutte, sans le savoir, avec les ordres de son chef d’État.
Le somnambulisme de Frédéric de Hombourg permet à Kleist d’isoler son héros, de le soustraire au monde extérieur, de l’enfermer dans l’univers personnel que lui composent ses désirs les plus secrets : il peut alors avouer son désir de gloire et son amour pour Nathalie. Revenu à la réalité, il ne peut même pas nommer celle qu’il aime. Le somnambulisme ou la perte de conscience figurent — pour Kleist — une liberté supérieure dont rien, dans le monde ordinaire, ne peut donner l’image :
“Le Prince de Hombourg : Par ma foi ! Je ne sais pas où je suis.
Hohenzollern : À Fehrbellin…
Le Prince : (…) Excuse-moi ! J’y suis maintenant (…). Et les escadrons, dis-tu, se sont mis en marche ? (…) N’importe ! Ils ont pour les conduire le vieux Kottwitz (…). De plus, il m’aurait fallu revenir à deux heures du matin au Quartier Général où doivent encore être données les instructions ; ainsi, j’ai mieux fait de rester sur place. Viens, partons !…” (Vers 110 et suiv.)
Chez Kleist, le contraste entre la légèreté du somnambule et la pesanteur de l’homme éveillé fait éclater le mensonge des apparences et renverse tous les jugements de valeur que les hommes portent sur leurs pensées et sur leurs actes.
Georges Bataille fournit — dans Madame Edwarda, dans L’Érotisme ou dans Expérience intérieure — quelques éclaircissements sur l’enjeu de l’évanouissement. Il permet, dit-il, d’accéder à une vérité et à une jouissance qui se situent au-delà de l’humain. Il précise :
“Dans ce moment de profond silence — dans ce moment de mort — se révèle l’unité de l’être dans l’intensité des expériences, où sa vérité se détache de la vie et de ses objets.”
Kleist exprime clairement sa relation au réel dans une lettre à Marie :
“Aucun écrivain n’a peut-être encore été dans une situation aussi particulière. Aussi active que soit mon imagination en face du papier blanc, aussi nets dans leur contour et leur couleur que soient les personnages qu’elle fait alors surgir, autant j’ai de difficulté, voire régulièrement de douleur, à me représenter ce qui est réel.” (Berlin, été 1811)
Je me plais à redire que l’interprétation des comédiens de Giogio Barberio Corsetti — pour ne citer que le Prince (Xavier Gallais) — était juste et élégante, juste c’est à dire sans affectation.
« (…) L’affectation apparaît quand l’âme (vix motrix) se trouve dans un autre point qu’au centre de gravité du mouvement », écrit Kleist dans son Essai sur le théâtre de marionnettes (1810).
Pour ce qui est de la marionnette du tableau final, elle illustre l’indiscutable supériorité sur l’homme que Kleist lui attribue :
« (…) on retrouve la grâce après que la connaissance soit, pour ainsi dire, passée par un infini ; de sorte que celle-ci se manifeste simultanément de la façon la plus pure, dans un corps humain dépourvu de conscience ou qui en possède une infinie, je veux dire, le pantin articulé ou le Dieu. »
Il faudrait donc (songeons-y !) … que nous goûtions à nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber en l’état d’innocence.
Michèle Jung, Avignon, juillet 2014
… mal du pays.
Les amis que je croise, lors de mes expéditions aoûtiennes, me posent invariablement cette question : alors, ce Festival ? Il est temps que je (me) parle de Par les villages de Peter Handke, une longue histoire placée sous le signe de la parole, mise en scène par Stanislas Nordey, entendue en juillet de cet été dans l’irréprochable sobriété de la Cour d’Honneur.
L’histoire commence d’une manière tout à fait banale : « Mon frère m’a écrit une lettre. Il s’agit d’argent. Plus que d’argent : de la maison de nos parents morts et du bout de terre où elle se trouve ».
Une fratrie déchirée par un héritage ! Banal ? En effet. Grégor, le frère aîné, « l’intellectuel » (Laurent Sauvage), revient sur les terres de son enfance, de sa famille. Il y revient, dit Nora (Jeanne Balibar) qui l’accompagne, « sans oreille pour le choeur souterrain du mal du pays ».
Au long du spectacle, ma pensée convoque Le pays lointain de Jean-Luc Lagarce, vu récemment dans la mise en scène de Luc Sabot. Effectuant quelques recherches, je note que Lagarce ne cache pas que son texte est une relecture, une variation du texte de Handke, à tel point que cette phrase : « Ne jouez donc pas les solitaires intempestifs » donnera son nom à la maison d’édition qu’il créera en 1992.
Revenons Par les villages. Dans un décor, remarquable par sa sobriété (baraquements en tôle ondulée couleur turquoise, puis arbres en relief sur des panneaux blancs dans la seconde partie), le texte, intense, intime et universel, se déploie comme il l’aurait fait n’importe où ailleurs. Mais nous sommes dans la Cour ! Et Stanislas Nordey a choisi de ne pas « utiliser » la Cour, parce qu’il la considère comme le « le lieu de l’intime », justement. Alors, pas de théâtre. Dans cette nuit d’été, une suite de longs monologues adressés au public comme sur un forum antique, les comédiens (au nombre de dix) sont face au public, ils interagissent peu entre eux pendant ce long poème. Cela tient autant aux thèmes qui le traversent qu’aux personnages qui se mettent à nu, allant fouiller l’enfance pour y retrouver la source de leurs difficultés d’être d’adultes. Chacun prenant tour à tour la parole, car — enfin — est venu pour lui le moment de se faire entendre.
La Cour d’Honneur se prête à ce texte qui s’apparente à la tragédie grecque, et tout inspiré de la tragédie grecque qu’il soit, c’est un oratorio largement autobiographique. Par les villages, est le dernier élément d’un ensemble : Die Geschichte des Bleistifts. Cette Histoire du crayon est un carnet de Peter Handke, où il note minutieusement et par saisissements instantanés et fragmentaires ce qui se passe avant le déferlement d’une phrase aussi bien que pendant la quête de la forme d’une œuvre. Il y fait part de ses sensations et de ses réflexions qui surgissent dans son quotidien d’écrivain pendant ses lectures et son travail d’écriture. Histoire du crayon accompagne quatre œuvres qui forment un cycle : Lent Retour, La leçon de la Sainte-Victoire, Histoire d’enfant et Par les villages, trois récits et un poème dramatique.
Peter Handke nous dit qu’il faut voir le monde à travers le regard des artistes, que c’est l’unique moyen de pouvoir y vivre, d’avoir le courage d’échapper à tout, notamment à sa famille. Dans la première version, Par les villages se terminait par : « Que l’humanité est abandonnée ! » (tiens, ça me rappelle la dernière phrase de Kleist dans Penthesilea : « Ach ! Wie gebrechlich ist der Mensch, ihr Götter ! » ). Handke, lui-même déprimé par cet ultime message, a remanié la fin de son poème. Et « Nova », dont le monologue de vingt minutes clôt la pièce, intervient tel le choeur antique pour « élargir la pensée et en faire une parole plus universelle ». Elle délivre une sorte de chant d’espoir, redonne l’espérance d’une vie plus forte que la mort, elle parle d’un art et d’une culture qui sauveront l’humanité de sa solitude et de son abandon. Ce long poème final sonne comme un sursaut joyeux dans la morosité ambiante :
« Laissez s’épanouir les couleurs. Suivez ce poème dramatique. Allez éternellement à la rencontre. Passez par les villages ».
Ornella, Avignon, juillet 2013