Brigitte Enguerand/Divergence
Théâtre du Parvis St Jean, CDN Bourgogne, Dijon, le 4 février 1995.
Je fais partie d’une génération qui a lu « Le droit à la paresse » de Paul Lafargue. C’est une référence littéraire qui vous revient quand vous entrez dans les « Journées de la vie d’Oblomov » d’Yvan Gontcharov, dont l’adaptation, dialoguée et considérablement abrégée par Dominique Pitoiset (le metteur en scène) et André Markowicz (le traducteur), a été préfacée par un de nos talentueux psychanalystes contemporains : Daniel Sibony.
Mais Oblomov n’est pas un paresseux. Ce qui le porte à rester inactif, c’est le degré de conscience avec lequel — lové dans une position fœtale sur son « divan » — il analyse la vie et, en cette fin de siècle. C’est à une analyse de notre système de croyances qu’il nous renvoie : changement des représentations, des comportements, des compétences, des valeurs, de l’identité ; changement de l’organisation sociale du temps, du travail et des loisirs. Nous découvrons alors un éloge du renoncement : qui n’a pas rêvé, comme Oblomov, de vivre retiré à la campagne, entouré de quelques amis choisis, alors qu’il vit comme Stolz, l’ami de toujours, constamment à la recherche de rentabilité maximum pour chaque instant vécu ?
Dominique Pitoiset est resté dans le mythe russe de l’oblomovisme — au plus près de la psychologie du personnage. Cette remarque est un reproche car, au-delà de la provocation du propos de Gontcharov, nous aurions pu entrevoir l’analogie entre un processus de changement des croyances d’une société et ce qui se passe pour un agonisant. À savoir : l’annonce de la mort, le déni, la dépression, la rébellion, la négociation et l’association sereine. Nous aurions pu l’entrevoir car c’était dans le texte : « – (…) Ce que tu me proposes, c’est la mort. – (…) Il faut nous y préparer Olga. »
L’adaptation audacieuse de Pitoiset et Markowicz (passer de la forme narrative au dialogue) nous embarque dans un spectacle de trois heures où alternent les répliques et les pans de récitatifs, trois heures malgré les coupures indispensables effectuées dans ce roman-fleuve. Et c’est effectivement cette impression qui domine : un roman-fleuve qui n’en finira pas…
Le spectacle évolue heureusement dans un très beau décor abstrait de Kattrin Michel, décor matérialisé par un immense parallélépipède blanc troué de quatre portes latérales, assez basses pour obliger les comédiens à se plier en deux pour entrer et sortir de ce trou. Ces comédiens incarnent des personnages très théâtraux qui empruntent tout autant à l’art de la marionnette qu’à celui de la bande dessinée, et sont peut-être l’incontournable raison de l’adhésion du spectateur.
Ornella, le 17 novembre 2006