Ordet, La Parole

Ordet (La Parole, en danois). De Kaj Munk. Traduction Marie Darrieussecq. Mise en scène Arthur Nauziciel.

Ordet apparaît aujourd’hui comme une pièce aux limites du mysticisme, et comme une formidable réflexion sur les forces de vie qui, dans chaque existence d’homme, s’opposent aux forces de mort. Il faut vivre encore et toujours, se battre encore et toujours, aimer encore et toujours… pour ne plus être inconsolable face à l’inexorable dénouement.

En ce 9 juillet 2008, nous sommes dans la Cour intérieure de l’école d’Art, le foyer des spectateurs du 62e Festival d’Avignon. À la tribune : Arthur Nauziciel. accompagné de Catherine Vuillez (Inger) et de Benoît Giros (le docteur) vont répondre à nos questions.Car, hier soir, nous avons vu « Ordet » au Cloître des Carmes.

Tout d’abord, les spectateurs ont — pour la plupart — vu et aimé le spectacle, et ils le disent tous en préambule. Ils ont aimé le texte (même si l’un d’entre eux l’a trouvé « ringard »), la mise en scène, la distribution, l’Ensemble Organum, la chorégraphie de la procession, l’adaptation de Marie Darrieussecq.

L’adaptation… justement. Marie D. n’a pas cherché à « faire » contemporain. Elle a cherché à créer une langue pour le théâtre et non pour une conversation. Elle a cherché à travailler la langue pour que les mots prononcés puissent être portés par l’imaginaire des acteurs et par celui des spectateurs. « Étrange », dit un spectateur. « Être ange !» , dit Arthur N.

La religion… Une spectatrice dit : « Je venais trouver cet amour humain dont la presse avait parlé, je n’ai trouvé qu’une pièce religieuse… ». Son voisin, lui, a vu exactement l’inverse : le thème central n’étant pas la religion mais la foi. La foi en la vie. Un peu après, Arthur N. dira : ne confondons pas laïc et athée. Oui, tout est dans ces nuances, essentielles, car nous sommes des êtres de langage. Et la langue… la parole… le Verbe… Ordet. Un spectateur, qui s’« excuse » d’être théologien, nous parle du rôle interprété par Pascal Greggory (Mikkel Borgen, père). Belle, très belle réflexion.

Puis, pourquoi aux Carmes, alors que la Cour avait été proposée à Arthur N. ? Justement, parce que dans La Cour, devant ce grand mur, les acteurs auraient été de petits personnages soumis au divin. Aux Carmes, ils sont dans un rapport quasi horizontal avec Dieu : l’espace du Cloître des Carmes permettait la circulation de la parole entre la scène et la salle.

Il est aussi question du film de Dreyer. Arthur N. dit : « Le cinéma c’est la mort au travail. Le théâtre, c’est la résurrection ». De la résurrection, il en sera beaucoup question. Des miracles. De la souffrance. De la croyance, aussi.

De la croyance… Octave Mannoni avait porté un regard psychanalytique sur cette notion, c’était dans son célèbre article : « Je sais bien, mais quand même… ». Ce fut pour moi, après cette causerie, un plaisir de le relire ; de relire aussi, par association, ce qu’il écrivait sur ce qui soutient la croyance des spectateurs au théâtre.

Ce que j’aimerais souligner aujourd’hui, c’est que Kaj Munk est né en 1898, qu’il écrit Ordet en 1925, qu’après l’invasion du Danemark en 1940, il devient un farouche opposant au nazisme, et qu’il sera arrêté et exécuté par la Gestapo en 1944. En regard — et pour « justifier » mon retour à la psychanalyse, j’aimerais souligner que Freud emploie pour la première fois le terme de psychanalyse en 1896, que c’est sur « die Verleugnung » qu’il écrit en 1927 que Mannoni s’appuie pour écrire l’article sus-cité, et qu’en 1938 il devra se réfugier à Londres pour fuir le régime nazi. Coïncidences…

Ce 62e Festival a commis d’autres auteurs qui ont écrit au moment où Freud mettait ses observations en mots. Pour l’illustrer, j’espère avoir le temps d’écrire une « critique » sur August Stramm et ses « Feux ».

Michèle Jung, Avignon juillet 2008

Early Morning

Early Morning d’Edward Bond Par la Compagnie « La Paloma » Mise en œuvre : Thomas Fourneau

Episode one, les 1er et 2 avril 2008, à Marseille. Chantier ouvert au public. L’intégrale sera donnée en mai 2009, au Théâtre de la Minoterie.

Lorsque la pièce fut créée à Londres, en 1965, ce fut un beau scandale. Les Britanniques admettent les turpitudes de leurs anciens rois quand c’est Shakespeare qui en parle, mais qu’Edward Bond — célèbre en Angleterre surtout par les scandales qu’il a provoqués — insulte la mémoire de l’Impératrice des Indes dont la statue trône devant Buckingham Palace ! Schoking ! Et… censure ! Si, si, décret royal. Comment admettre, au royaume de Sa Majesté, qu’une famille ultra-bourgeoise puisse tramer d’horribles complots pour assassiner un ou plusieurs membres de la famille royale, pendant que la « Veuve de Windsor » se livre aux délices de Gomorrhe avec Florence Nightingale, qu’elle débauche et déguise en cocher écossais à moustache en la suppliant de l’appeler Victor… On-ne-rit-pas ! Et pourtant…

À « Montevideo », en ce premier avril 2008, nous fûmes donc les spectateurs premiers de ce spectacle en chantier. On nous introduisit dans la salle de spectacle où le Théâtre des Bernardines fait escale pendant travaux. Plateau nu — comme le souhaitait Bond — afin que l’essentiel se passe dans le jeu des comédiens. Si « découvreurs » nous étions, la Compagnie « La Paloma » peut être satisfaite. La salle — comble — n’a pas décroché pendant cette heure quarante cinq, et elle a ri de ces effroyables plaisanteries macabres, assaisonnées de sauce métaphysique et d’infinis. Elle a ri de cette fantaisie baroque remarquablement orchestrée, chorégraphiée et jouée. Jouée comme l’ouverture d’un opéra ? Qui opéra ! Adhésion du public. Totale. Il n’y avait pas eu la même unanimité, lors de sa création en France. Souvenez-vous : Avignon 70, Georges Wilson, Maria Casarès, José-Maria Flotats dans le rôle du Prince Arthur… J’en ai personnellement un souvenir très précis, d’autant que c’était ma première entrée dans La Cour.

Michèle Jung

Avignon, avril 2008

Jagdszenen

« Ce soir, par permission spéciale, Penthesilea, pièce canine. Personnages : des héros, des roquets, des femmes. Aux tendres cœurs affectueusement dédié ! Aidée de sa meute, elle déchire celui qu’elle aime, et le dévore, poil et peau, jusqu’au bout. »

(Épigramme de Kleist, présentant Penthesilea, dans Le Phöbus, avril 1808).

Ce soir ? C’était le vendredi 27 mars dernier. Création mondiale de l’opéra de René Koering. Et c’était : « Scènes de chasse ». Elles n’étaient pas en Bavière…, mais au Corum — à Montpellier. Et l’épigramme de Kleist, cité plus haut, est là pour nous indiquer que ce qui était en jeu « Ce soir », étaient les amourres d’Achille et Penthésilée. Achille~et… Penthésilée. Une paronomase.

« Ce soir » ? C’est de la musique, composée par René Koering, dont j’ai envie de parler. Parler de la musique… !? Dire d’abord… qu’elle s’inspire directement de la réalité théâtrale de la langue Kleist — une langue extrêmement musicale qui porte la violence en elle-même, une violence rythmique. C’est cette violence qui s’exprime dans de la musique extrêmement complexe sur le plan harmonique, dans des phrases qui se croisent constamment : Penthésilée et Achille sont dédoublés, clivés — un acteur et un chanteur pour deux langues, le français et l’allemand. C’est cette violence qui s’exprime dans des phrases créant parfois l’impression d’un vide, d’un abîme prodigieux semblable à celui qui se trouve dans la tête de l’amazone au moment où elle commet l’acte le plus horrible. Car, « Ce soir », le suicide irreprésentable de Penthésilée va être traduit dramatiquement et pas tragiquement… vertical et horizontal. Une ligne horizontale pour le temps qui passe. Une ligne verticale pour ce qui se passe en même temps. C’est simple, non ? C’est simple, comme l’est la grande musique.

Dire ensuite… la quinte, vide total musical. Nous ne sommes pas dans la lexique du poker ! Mais dans la diapente. L’enharmonie n’est alors plus possible… Do #. Ré b. Alors, quels rapports entre les intervalles ? Quels rapports entre Achille et Penthésilée ? Pour les révéler, René Koering environne Penthésilée des sonances de la quinte. Malaise. Rugosité dans la superposition des sons. Dissonance autour de laquelle s’agglutinent confusément des perceptions de nature très variées. Discordance… Sublime, forcément sublime. Tout ceci est remarquablement orchestré par Georges Lavaudant sur le plan scénographique, et Alain Altinoglu sur le plan musical.

Dire enfin… avec Heinrich von Kleist : « Le chérubin est derrière nous… ». Le chérubin… L’ange… J’ai peut-être vu le bout de son nez sur la scène du Corum ce vendredi là… J’ai cru voir une aile séraphique posée sur l’épaule de Dörte Lyssewski, c’était au tiers de l’heure, elle traversait le plateau, se dirigeait vers Achille, sans hostilité, le cœur à fleur de peau, sans affectation. Elle était là, juste, au plus près de lui — l’aimé — au plus près d’elle même, dans une béance entre le désir et la jouissance. Un moment… rare.

Michèle Jung, Avignon, le onze mars 2008

Avignonade 2

École d’Art. Foyer des spectateurs et des artistes. Le 25 juillet à 11h30. Avec Jean-François Sivadier et les membres de l’équipe artistique du Roi Lear. Animé par Les Ceméa.

Nous sommes dans la Cour intérieure de l’école d’Art. Trois espaces. Celui des « studieux », sages sur les bancs. Celui des « vacanciers », décontractés, ils ont quitté le bar avec leur verre et leur journal du jour, et se sont installés aux tables rondes, au fond. Celui de la tribune : petites tables carrées et chaises en bois naturel, coussins multicolores, pot à eau et verres à bulles colorées, micros… on sent la qualité de l’accueil Ceméa. D’ailleurs, Jacques Manceau se promène dans les travées, souriant, l’œil prêt à entendre la place qui pourrait manquer à chacun.

Car ici, ce matin, on s’installe, on se serre : il y a foule lorsque Jean-François Sivadier arrive avec trois comparses. Foule. Alors… ce public. Retraité ! Jeunes et vieux, mais… retraités ! Un spectateur, d’ailleurs, le fera remarquer : on est vieux dans cette assemblée, pourrait-on entendre un jeune s’exprimer ? Un jeune homme prendra le micro, avec beaucoup d’hésitation, de réflexion, puis d’émotion, « Je vous aime », dira-t-il en direction des artistes. Nous l’applaudirons. Un autre (moins « jeune ») dira : « Je n’ai pas aimé tout de suite, mais ce matin, en y repensant, j’ai pleuré devant mon café ».

Il y aura beaucoup, beaucoup de questions. Tout d’abord, les spectateurs ont, pour la plupart, vu et aimé le spectacle, et ils le disent tous en préambule. Puis, ils veulent peaufiner leur compréhension des codes : – Pourquoi, ce décor dépouillé dans la seconde partie ? – L’âge du comédien qui interprète « Le Roi Lear »… – Pourquoi cette tempête tirée vers le dérisoire ? – Pourquoi n’en avez-vous pas fait une tragédie ? » – Votre intention de faire jouer des rôles inversés (Kent joué par une femme…) – Le choix de cette traduction ? – Quels sont vos « modèles », même si vous les transgressez ? – Vous avez dit sur France-Info que c’était un opéra anthropologique…

On ne questionnera pas la psychanalyse… Les questions traversaient pourtant les champs du politique, du désir, de la folie, de la paternité avec la même force que ce qui a interpellé Freud et qu’il a traité dans « L’inquiétante étrangeté » en 1913. C’est ce qui a permis — nous le pensons — à Jean-François Sivadier de représenter l’irreprésentable, de nous donner un spectacle à la hauteur de la démesure de cette histoire, de nous permettre d’entendre le final de Lear comme nous ne l’avions encore jamais entendu.

Michèle Jung, Avignon, le 25 juillet 2007

Première Avignonade

Ce que je verrai dans le « In » cette année… Feuilleton. Ou… feuilletons (le programme), comme vous voulez.

Après mon coup d’envoi du 11 mai dernier sur le site d’Œdipe (http://www.oedipe.org/fr/spectacle/theatre/AVIGNON2007), je vais, au fil de ces « Avignonades », dire ce qui a guidé mes choix dans les spectacles que je verrai cette année. Je le ferai au fil des pages du programme (au fil de celui sorti sur papier, et que les avignonnais ont en main depuis une semaine). Ce qui signifie que je n’en parlerai pas par ordre de préférence. Et pourtant !

J’irai d’abord dans « LA Cour ». Je me refuse d’entrer dans le Festival autrement que par La Cour d’Honneur ! — et ce, depuis 1967. Cette année, ce sera avec « L’acte inconnu » de Valère Novarina. « L’acte inconnu » m’est inconnu. C’est une création 2007. Mais, Valère Novarina… En 1986, j’ai vu son « Drame de la vie », un spectacle avec 2587 personnages, oui : deux mille cinq cent quatre vingt sept ! Il revient en 1987 (tiens, quatre vingt sept !) avec « Le discours aux animaux », puis en 1989 avec « Vous qui habitez le temps », puis en…, puis en… Qu’est-ce qu’il fait entre-temps ? Et bien il peint, il dessine… Vous pourrez d’ailleurs profiter de votre séjour en Avignon pour visiter les expositions qui lui sont consacrées cet été : une à « La Chapelle du Miracle » — un bijou du XIIe siècle situé rue Velouterie (« Velouterie », un mot qu’aurait pu inventer Novarina, car on dit de lui qu’il réinvente le langage), l’autre à l’École d’Art. Mais pour se rapprocher de lui, l’approcher encore, il faudra traverser le pont Daladier, celui qui passe au dessus de l’île de la Barthelasse et au dessus de l’île Piot (c’est sur cette dernière — soit dit en passant — qu’on gare sa voiture quand on vient en Avignon) et aller jusqu’à la Cave du Pape de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon. Là, « Ajour ». Une autre création 2007, du même Valère, mise en scène par Christine Dormoy. J’entends votre question : Christine Dormoy ? Christine Dormoy est une comédienne de formation, qui, un jour, a fait une très belle rencontre : Jean-Louis Hourdin. Vous verrez son travail.

En ce qui me concerne, je vous retrouve demain, ou son lendemain, pour vous parler d’un autre de mes choix.

Michèle Jung Avignon, le 17 mai 2007

P.S. Décodage. Sur le programme, vous verrez des carrés bleus, verts, rouges, jaunes, noirs accolés aux titres. Ils disent si c’est du théâtre, de la musique, de la danse, de la vidéo, des arts plastiques ou cela tout à la fois, ou ça et ça à la fois.

Ces deux spectacles ont un carré bleu et un carré vert. Donc… ?

Winch only

« Winch only ». Théâtre musical. D’après « Le couronnement de Poppée » de Monteverdi. Conception et mise en scène Christoph Marthaler. CDN Dijon Bourgogne/Parvis Saint-Jean. Séance du samedi 2 décembre 2006.

Pour avoir vu « Groundings, eine Hoffnungsvariante » au Festival d’Avignon 2004, et rencontré Marthaler à cette occasion — c’était le 9 juillet — je m’étais promis de ne pas rater « Winch Only » à Dijon. Dijon ? Mais, c’est pas la porte à côté quand on habite Lunel ! Quand on aime, on ne compte pas… les kilomètres ! Non, ce n’est pas tout à fait ça… Chaque mois, je passe quelques jours dans cette ville auprès de maman qui s’est offert une éclipse cérébrale à 91 ans ! Alors, le soir, je me remets des Ophéliades en m’offrant « des nuits qui compensent nos jours » — je crois que cette expression est de Colette, la Bourguignonne, justement.

Et bien, cette soirée-là a été à la hauteur de mes attentes. Pour tout vous dire, « Winch only » est un spectacle joyeusement féroce sur les secrets de famille ! Avec beaucoup d’humour, il raconte les petites névroses de chacun : la mère qui picole ou pète en douce, l’hystérie vestimentaire des filles, l’intérêt inconsidéré de l’oncle pour les chansons de Mireille Mathieu, je passe… Une fri-an-dise ! Les voix, la partition, le pianiste Bendix Dethleffsen qui illustre avec maestria les désaccords majeurs de la famille… superbe ! Et quand elle se retrouve — la famille — autour de l’Incoronazione di Poppea, s’élève un somptueux choral. Et quand, seule, très seule, la mère emplit douloureusement l’espace scénique avec un lied du « Cid » de Massenet : « Pleurez, pleurez mes yeux ! », c’est l’apothéose ! Ein Lebkuchen ! Oh ! là, ça sent la friandise de Noël, mais Marthaler est né à Erlenbach !

Venons-en au titre : « Winch only ». La traduction proposée : « Réservé au treuillage » en a perdu toute la poésie, voire le sens ! Pour fréquenter un marin, je peux vous dire que si vraiment on veut traduire « winch » — qui se dit « winch », alors ouvrons l’imaginaire et proposons : « Réservé à l’embraque ». Embraquer, c’est le terme marin. À première vue, rien d’évident entre Poppée et l’aire réservée sur le pont d’un bateau appelée l’embraque. Utilisons-le pourtant car, dans sa mise en scène, Marthaler — considéré comme la figure de proue du théâtre musical européen — ne se prend pas les pieds dans… la psychanalyse, il use des « ficelles » (pardon au marin) du burlesque et du grotesque tendues au winch pour un numéro de voltige totalement maîtrisé. Vous sentez les embruns ?

C’était surtitré ? Ah ! Oui ! Mais bon, ça a été créé en flamand au KunstenfestivaldesArts à Bruxelles…

Ornella, le quatorze décembre deux mille six.

Oblomov

Brigitte Enguerand/Divergence

Théâtre du Parvis St Jean, CDN Bourgogne, Dijon, le 4 février 1995.

Je fais partie d’une génération qui a lu « Le droit à la paresse » de Paul Lafargue. C’est une référence littéraire qui vous revient quand vous entrez dans les « Journées de la vie d’Oblomov » d’Yvan Gontcharov, dont l’adaptation, dialoguée et considérablement abrégée par Dominique Pitoiset (le metteur en scène) et André Markowicz (le traducteur), a été préfacée par un de nos talentueux psychanalystes contemporains : Daniel Sibony.

Mais Oblomov n’est pas un paresseux. Ce qui le porte à rester inactif, c’est le degré de conscience avec lequel — lové dans une position fœtale sur son « divan » — il analyse la vie et, en cette fin de siècle. C’est à une analyse de notre système de croyances qu’il nous renvoie : changement des représentations, des comportements, des compétences, des valeurs, de l’identité ; changement de l’organisation sociale du temps, du travail et des loisirs. Nous découvrons alors un éloge du renoncement : qui n’a pas rêvé, comme Oblomov, de vivre retiré à la campagne, entouré de quelques amis choisis, alors qu’il vit comme Stolz, l’ami de toujours, constamment à la recherche de rentabilité maximum pour chaque instant vécu ?

Dominique Pitoiset est resté dans le mythe russe de l’oblomovisme — au plus près de la psychologie du personnage. Cette remarque est un reproche car, au-delà de la provocation du propos de Gontcharov, nous aurions pu entrevoir l’analogie entre un processus de changement des croyances d’une société et ce qui se passe pour un agonisant. À savoir : l’annonce de la mort, le déni, la dépression, la rébellion, la négociation et l’association sereine. Nous aurions pu l’entrevoir car c’était dans le texte : « – (…) Ce que tu me proposes, c’est la mort. – (…) Il faut nous y préparer Olga. »

L’adaptation audacieuse de Pitoiset et Markowicz (passer de la forme narrative au dialogue) nous embarque dans un spectacle de trois heures où alternent les répliques et les pans de récitatifs, trois heures malgré les coupures indispensables effectuées dans ce roman-fleuve. Et c’est effectivement cette impression qui domine : un roman-fleuve qui n’en finira pas…

Le spectacle évolue heureusement dans un très beau décor abstrait de Kattrin Michel, décor matérialisé par un immense parallélépipède blanc troué de quatre portes latérales, assez basses pour obliger les comédiens à se plier en deux pour entrer et sortir de ce trou. Ces comédiens incarnent des personnages très théâtraux qui empruntent tout autant à l’art de la marionnette qu’à celui de la bande dessinée, et sont peut-être l’incontournable raison de l’adhésion du spectateur.

Ornella, le 17 novembre 2006

Ici

C’est l’histoire d’un couple… Oh ! La ! La ! Ça commence mal ! Ben oui, justement ils sont divorcés, comme on dit. Séparés. Deux points de vue. Contradictoires ? C’est pourtant la même histoire ! Certes, mais avec un homme et une femme ! Voyez, c’est ça qui complique tout. Alors, pli sur pli, en avancée d’écriture, une auteure Pauline Sales et un auteur David Lescot— eux, complices — écrivent, face à face, en vis-à-vis ?, chacun sa version — pour chacune et chacun.

Bon. Alors interviennent un metteur en scène (Jean-Marc Bourg), une comédienne (Fabienne Bargelli) et un comédien (Jean-Yves Duparc). Tiens, là, ils sont trois. C’est bien, ça, la présence du tiers ! Le tiers indispensable pour qu’il y ait du jeu …

Plis sur pli, en avancée d’écriture, on enqu ête donc sur une rupture consommée il y a dix ans : « Je veux savoir ce qui s’est passé ici ». ICI… ? !

Alors on déplie : des faux plis, des replis. On suit un pli jusqu’à un autre pli — déjà replié. Là, les explications (implications ?) qui compliquen t tout. Ça fronce ! Pli de fronce entre voix ascendante (femme) et voix descendante (homme). Un pli de plus. Repli sur soi comme le papillon plié dans la chenille et qui se déplie en grands plis composés…  » Ici  » on vit dans les plis, dans des pans de pli s, dans des drapés… Une draperie. Autre amplitude ! Mais le pli se casse… crée une faille, ein Zwiefalt, un pli-de-deux, entre deux, entre eux deux ! Cette faille, cet « entrepli » va faire charnière — zône d’inséparabilité !

 » Emplie de moi Emplie de t oi. Emplie de voiles sans fin de vouloirs obscurs. Emplie de plis. Emplie de nuit. Emplie de plis indéfinis, des plis de ma vigie. Emplie de pluie. Emplie de bris, de débris, de monceaux de débris. Des cris aussi, surtout de cris. Emplie d’asphyxie…  » Hen ri Michaux.  » La vie dans les plis « . Poésie/Gallimard

Frisson… Froissement d’étoffe… C’est Elle qui parle. Peut-il en être autrement ?

Ornella, 22 octobre 2006 Après avoir vu  » Ici « , créé au  » Théâtre d’O », à Montpellier, en octobre 2006

Comment dit-on ROSE en français ?

Lorsque, dans la foulée de  » La cantatrice chauve « , le prince de l’absurde, Ionesco, en 1950, écrit  » La leçon « , il répond à une commande de son interprète Marcel Cuvellier : n’envisager que deux ou trois personnages et des éléments scénographiques très simples — des contraintes scéniques qui feront de  » La leçon « , dans une mise en scène d’Yves Gourmelon, à l’automne 1994, une véritable leçon de dramaturgie. Le timide professeur (Michel Pruner) — bégayant au début — va se métamorphoser en terrible tort ionnaire agressif et dominateur ; la jeune et dynamique élève (Corrine Ginisti) va perdre progressivement toute son assurance pour ne plus être qu’une proie douloureuse et résignée :  » Comment dit-on rose en français ?  » La question, posée par le maître à l’élève, fait frémir les pendrillons du théâtre, tant elle est criée. Car le maître a perdu patience, et la bonne (Ghislaine Gil) fera le ménage après cette leçon théâtralement terrifiante.

Peu d’auteurs dramatiques ont été aussi vilipendés qu’Eugène I onesco à ses débuts. D’échec en échec, Ionesco est parvenu à la gloire. À la vraie gloire — non pas celle des honneurs, des palmes et des fauteuils académiques — mais celle que le public du monde entier lui confère. Pendant quarante ans, il a pris la défe nse de l’homme contre toutes les iniquités, contre toutes les agressions et, en premier lieu, contre celle, scandaleuse et révoltante de la mort, contre la dépersonnalisation des individus, contre la bêtise et la folie meurtrière qu’engendre l’ambition du pouvoir. Les Amis du Théâtre populaire de Lunel (ATP) ont été heureux d’entrer en théâtre avec ce spectacle.

Treize saisons plus tard — cette année, donc — ils vous invitent à aller découvrir leur programme en ligne : http://www.agenda-culturel.com/atp-de-lunel.html

Michèle Jung, de Lunel, le dimanche 15 octobre 2006

Onze octobre

Onze août… onze octobre…

Août, septembre, octobre… Silence.

Après une après-midi de « feuillothérapie » — thérapie par le ramassage des feuilles mortes et leur incinération — le désir de passer un moment en écriture, au risque de pointer le manque, ce vide si insupportable que des représentations viendront s’y glisser ?

L’écriture . Die Ausdruckweise ? Die Beschreibung ? Die Redensart ? Die Schreibweise ? Die Schrift ? Die Schriftstellerei ? Die schriftliche Anzeichnung ? Variations légasthéniques serties dans la brisure.

Rousseau décrit le passage à l’écriture comme la restauration — par une certaine absence et par un type d’effacement calculé — de la présence déçue de soi dans la parole. Écrire, dit-il, est le seul moyen de reprendre la parole puisque celle-ci se refuse en se donnant.

« Tout est fragment, énigme et cruel hasard ». Nietzsche, in : « Zarathoustra » (De la Rédemption). Fragments refroidis, traces brûlantes…