Le cœur à gauche…

… le porte-feuille à droite.

 

Die Schaubuehne

Photo Anna David

 

Ein Volksfeind d’Henrik Ibsen, mis en scène par Thomas Ostermeier, est créé le 18 juillet 2012 au Festival d’Avignon.

Dans cette pièce d’Henrik Ibsen, Stockmann (Stefan Stern) découvre que les eaux des thermes, qui font la richesse de la petite station où il est médecin, sont polluées. Il souhaite qu’un journal publie ses informations, et demande aux élus de prendre leurs responsabilités. C’était oublier que son frère, maire du village, ne l’entendra pas ainsi. Une lutte fratricide s’attise et s’enflamme, pour prendre un tour politique.

En 1883, le dramaturge norvégien offre à son héros — le docteur Stockmann — une ultime planche de salut, à savoir défendre son point de vue en organisant une réunion publique. Reprenant au bond la balle lancée par Ibsen, Thomas Ostermeier choisit le moment crucial de cette prise de parole publique, pour rallumer la salle de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et lancer un débat avec les spectateurs. Un débat sur cette démocratie qui, en l’occurrence, s’oppose à un homme s’efforçant de faire entendre une vérité au mépris des intérêts économiques de ceux qui ont pignon sur rue dans sa ville. Les acteurs — descendus dans la salle — se font avocats du diable et défendent les principes d’une démocratie protégeant la croissance pour le bénéfice du plus grand nombre. Les spectateurs s’emparent des micros qu’on leur tend pour les contredire calmement, mais vertement, et prendre le parti de Stockmann. En coulisses, le metteur en scène, (directeur artistique de la Schaubühne à Berlin, nous le rappelons) « contrôle » ces prises de parole. C’est lui qui donne le signal de la fin des débats, celui aussi de la reprise du cours de la pièce et ce avec une maîtrise parfaite, relayée par une équipe artistique exceptionnelle.

Quelle place pour la vérité et la justice dans une société soumise à l’économie et à la finance ?,

telle est la question totalement réactualisée qu’Ostermeier fait surgir de cette pièce écrite en 1882.

Tout est habilement maîtrisé pour arriver à ce résultat. Thomas Ostermeier a remanié l’œuvre, l’a étoffée de « L’Insurrection qui vient », texte projeté sur le rideau de scène avant d’être proféré par Stockmann. La mise en scène est également remarquable : on oscille entre réunion entre intellos de gauche, et répétitions d’un groupe de rock qui a le bon goût de reprendre « Changes » de David Bowie.

Ibsen désigne son héros comme bouc-émissaire et le transforme en ennemi du peuple… l’occasion pour Ostermeier de choisir de le lapider sous une pluie de bombes de peintures multicolores : comme dans la réalité, on coupe court à la discussion par la force. Au final, c’est toute une salle debout qui applaudit et ovationne la troupe et le metteur en scène. Un succès unanime qui peut aussi s’entendre comme l’expression d’une satisfaction des spectateurs d’avoir pu participer à la dénonciation du manque de démocratie directe qui mine nos sociétés européennes.

Si Ibsen termine sa pièce en parant jusqu’au bout d’une intransigeance aveugle son incorruptible Stockmann – son double sans doute, lui qui choisit longtemps l’exil en Italie plutôt que de rester dans une Norvège corrompue —, le patron de la Schaubühne choisit de le montrer dubitatif : Stockmann se laissera-t-il séduire par la proposition de son beau-père de reprendre lui-même les thermes ?

Ornella, Avignon 2012

♥ Avis aux lyonnais : ce spectacle sera repris du 29 janvier au 2 février 2013 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne.

Messe…

Béjart dans La Cour

Messe pour le temps présent

Alors, ce soir, mettre le vinyle sur la platine, réécouter cette Messe… pour se souvenir.

C’était, en effet, le 3 août 1967, dans La Cour ! La Messe…, une cérémonie profane à la mémoire de Patrick Belda, danseur, mort à 25 ans. Une cérémonie qui va du classique le plus pur — les danseurs font des exercices à la barre —, aux sons de jerks (« Jéricho Jerk ») électroniques, de rocks (« Psyché Rock ») rehaussés de bruits bizarres et inouïs, de « Teen Tonic » avec ses nappes hallucinogènes, et de « Too fortiche » avec son solo de guitare fascinant. Sur scène, les danseurs qui portent les noms de Laura Proença, de Jorge Donn,…s’en donnent à corps joie ! Des garçons et des filles superbes. Ce n’était pas encore Mai 68 mais c’était déjà une libération — pour nous en tous cas.

En neuf épisodes, Béjart nous racontait les modes et les peurs de la fin des années 60 : les philosophies orientales, les couleurs criardes, la musique électroacoustique (de Pierre Henry), la guerre nucléaire, la résurgence du nazisme…

Les artistes ont attendu sur scène que les spectateurs s’en aillent… que tous nous soyons partis. Du jamais vu. Du jamais revu.

 Michèle Jung, Avignon,
paru dans Bref, Centenaire Vilar, 25 mars 2012

« Ein Weg ist ein Weg…

… auch im Nebel»

Vaclav Havel, décédé le 18 décembre dernier, a vécu les années staliniennes, l’invasion d’août 1968 qui mit fin au Printemps de Prague, puis les vingt ans du régime de Gustáv Husák… Aujourd’hui, j’aimerais rendre hommage à l’écrivain dramaturge, à l’amateur de peinture, de littérature, de jazz et de cinéma que j’ai pu « fréquenter » au cours de différentes manifestations, à Paris ou en Avignon.

Pour mémoire,

au lendemain de l’intervention des forces du pacte de Varsovie, en août 1968, Vaclav Havel, qui a joué un rôle important au sein de l’Union des écrivains tchèques — un des moteurs du « Printemps de Prague » — est privé de théâtre : ses premières pièces, dans un style caustique proche de Kafka, suscitent une certaine irritation dans les milieux politiques…,

il est arrêté à Prague dans la nuit du 29 mai 1979 avec 10 autres signataires de la Charte 77, sous l’inculpation de subversion contre la République. Paul Puaux écrit une lettre au gouvernement tchécoslovaque, pour qu’il puisse assister à la première des deux pièces créées par Stephan Meldegg pour le XXXIIIe Festival d’Avignon. Mais c’est sans lui que nous verrons : Audience (1975) et Vernissage (1975), salle Benoît XII, avec Pierre Arditi, Victor Garrivier, Bernard Murat et Catherine Rich ; sans lui que nous participerons à la « Rencontre du Verger d’Urbain V », rencontre de l’équipe artistique avec le public avignonnais, le 4 août 1979. Cette année-là encore, Beckett écrit Catastrophe et lui dédie cette pièce ; on se souvient aussi des soirées de soutien à La Cartoucherie… Le 23 octobre, une « délégation » formée de Patrice Chéreau, du mathématicien Jean Dieudonné, du sculpteur Chalier et du philosophe Jean-Pierre Faye se présentent au palais de Justice de Prague en vue d’être les témoins du procès de Vaclav Havel. L’entrée leur est refusée, ils sont arrêtés…,

le 21 juillet 1982, une nuit d’hommage lui est consacrée au Festival d’Avignon. Elle est organisée par l’A.I.D.A., et s’intitule : « Vaneck, à la recherche de son auteur ». Ferdinand Vaneck est un personnage autobiographique créé par Vaclav Havel. On le retrouve dans trois de ses pièces en 1 acte, Audience, Vernissage et Pétition. Cette nuit-là, l’A.I.D.A. invite les artistes du monde entier à faire vivre, eux aussi, le personnage Ferdinand Vaneck qui erre seul au monde, et à lutter ainsi pour la libération de son auteur : Vaclav Havel, emprisonné pour 4 ans et demi, est interdit d’écriture…

il est à nouveau arrêté, un bouquet de fleurs à la main, le 16 janvier 1989, sur la place Venceslas, lors de la manifestation commémorant le 20e anniversaire du suicide de Jan Palach, et condamné à 9 mois de prison le 22 février pour incitation au désordre et obstruction à l’ordre public. En France, le 21 mars, une manifestation est organisée devant le théâtre de Chaillot pour réclamer sa libération ; un gala de solidarité est donné au Théâtre de l’Atelier le 24 avril ; et Daniel Gélin se lance avec Pétition (que nous verrons sur FR3, un vendredi soir d’avril 1989, à 20H50 dans une réalisation de Jean-Louis Comolli)…,

lors du festival 2002, Jan Burian met en scène Vernissage. La pièce, en tchèque, est donnée dans la Salle Flanchet du Lycée St Joseph, dans un décor de Karel Glogr ; une exposition est installée Rue de Mons ; deux films sont projetés à Utopia ; Marcel Bozonnet lit La grande roue dans les jardins de la rue de Mons ; une rencontre animée par Josyane Savigneau est prévue avec Vaclav Havel le 17 juillet, il ne pourra y être, et le soir même, au Verger d’Urbain V, une nuit exceptionnelle est organisée par son épouse Olga Spichalova, par Élie Wiesel, Victor Haïm, Andrée Chedid et Arthur Miller. C’est le chanteur tchèque Charlie Soukup qui ouvre cette soirée.

Le pari de Vaclav Havel — sous ses habits présidentiels — fut de réconcilier, dans la tradition tchèque, culture et politique. Cette réconciliation il l’a exprimée sur le plan du langage : il a construit chacun de ses discours comme des petites pièces émaillées de citations et de considérations philosophiques, rythmées par des effets théâtraux. « Quand Havel parle, il apporte la culture et la poésie » disait de lui la sociologue Helena Jarosava.

Mais, je vous le disais, je n’ai raconté que… ce à quoi j’ai pu assister.

Ornella, Avignon, janvier 2012

 

Photo Michèle Jung

Le lundi 9 juillet 2012, Pierre Arditi et Stéphan Meldegg ont lu « Audience » dans les Jardins de la Maison Jean Vilar.

Courts-circuits

Courts-circuits, Cour du lycée St Joseph, Festival d’Avignon 2011

Inclassable François Verret qui, depuis la création de sa compagnie en 1979, traverse le paysage artistique entouré de musiciens, de danseurs, de comédiens, de circassiens, de plasticiens, de créateurs lumière pour présenter des pièces faisant la part belle à l’expérimentation et à la recherche. Ce matin, à l’École d’Art, il était accompagné de son régisseur son.

Courts-Circuits est née d’une inspiration croisée. Tout est parti d’une phrase du roman L’Homme qui tombe de Don DeLillo, où l’écrivain explore comment, après le traumatisme des attentats du 11 Septembre, chacun bricole les ressorts de sa propre survie.

C’est un euphémisme que de dire que le spectacle déconcerte, et que les questions furent longues à venir pour sortir de « J’ai aimé », « j’ai pas aimé ».

En tous cas c’est du respect qui est exprimé — au fil des questions — pour ce travail qui fait appel à ce qu’on ressent, et non à ce qu’on pourrait comprendre. Le secret pour passer une heure agréable, dit François Verret, c’est de ne pas essayer de comprendre, de lâcher prise, d’écouter le grain des voix, leur texture et non le texte (russe, italien, espagnol). Ce sont des états extrêmes qui font signe, au delà de la langue… pour créer un moment de théâtre qui pose et repose sans cesse la question de l’homme, de son présent et de son devenir, de ses contradictions, de ses désirs et de sa démesure.

L’espace scénique, c’est un caillebotis en métal, recouvert d’huile de vaseline et… ça glisse ! Oui, dans la vie aussi, on fait comme on peut pour avancer, pour tenir debout…

Le travail des acteurs (ici aussi dramaturges) est à référer à la biomécanique. Pour mémoire, cette technique de travail revient à Stanislasvki (il sera à Paris en 1930). L’enseignement bio­mécanique doit rendre à l’acteur la plastique biologique perdue, il doit être physique­ment à l’aise, c’est-à-dire sentir à tous moments le centre de sa propre pesanteur : son équilibre corporel. Etant donné que l’art de l’acteur est une « création de formes plastiques dans l’es­pace », il doit apprendre et perfec­tionner la mécanique de son corps.

Ceci est important à savoir pour apprécier le travail du danseur Mitia Fedotenko dans Courts-circuits. Mitia, dont le nom revient souvent dans la bouche de François Verret au cours de cette discussion a fait ses premiers pas en danse contemporaine avec la chorégraphe Antonina Krasnova à Moscou, et dès 1996, il continue sa formation en France d’abord au CNDC à Angers, ensuite, au CCN de Montpellier (sous la direction de Mathilde Monnier). Depuis 1998, Mitia Fedotenko intervient pour de nombreux projets d’ateliers en direction de personnes souffrant de maladies psychiques aux Murs d’Aurelle, à Montpellier, et ceux qui ont vu Couts-circuits comprendront l’importance de sa création personnelle dans ce spectacle…

Conclure en disant que même ceux qui s’y sont perdus, recommandent de voir ce travail, très esthétique.

Ornella, 18 juillet 2011, à onze heures trente.

Jan Karski…

Jan Karski (Mon nom est une fiction)

de Yannick Haenel, mis en scène par Arthur Nauziciel, Festival d’Avignon 2011

Débat avec les spectateurs, le 14 juillet 2011, à l’École d’Art, en présence d’Alexandra Gilbert, Laurent Poitrenaux et Arthur Nauziciel, animé par Jacques Manceau.

Le roman « Jan Karski » de Yannick Haenel (Gallimard) porte le nom d’un Polonais bien réel, mort aux Etats-Unis, après avoir tu, pendant 35 ans, tout un pan de sa vie : il a été témoin des horreurs du ghetto de Varsovie et impuissant à convaincre les grands de ce monde de l’existence des camps d’extermination nazis.

Dans sa mise en scène, Arthur Nauzyciel reprend la structure du roman, les spectateurs venus au débat aussi.

Ils questionnent sur le sens, à la fin de la première partie, de la séquence des claquettes au son d’une rumba des Ferder Sisters, Shein vi de levone (une chanson, lui dira sa mère à la Première, que lui chantait son père quand elle était petite !). Deux « explications » à cela : enfant, Arthur Nauziciel a fait des claquettes car sa mère aimait la comédie musicale, et, par là, il lui rend hommage à travers les yiddishs ballrooms dancers des cabarets new yorkais ; par ailleurs, son oncle, déporté à Auschwitz, a essayé de garder ses chaussures le plus longtemps possible pour ne pas porter les « claquettes » qu’on donnait aux détenus…

Pourquoi avoir choisi, dans la seconde partie, Marthe Keller pour un rappel de l’autobiographie de Karski parue en 1944 ? Parce que je suis tombé amoureux d’elle à l’occasion du feuilleton « La demoiselle d’Avignon », dit Arthur Nauziciel. J’aime sa voix, sa vie, sa présence… Comme on le sait, la scène est occupée par un écran sur lequel est projetée une vidéo hypnotique de l’artiste polonais Miroslaw Balka filmant en boucle l’hystérique zig zag de l’enceinte du ghetto de Varsovie sur un plan du parcellaire. Un spectateur raconte que pendant cette séquence, il a fermé les yeux pour mieux suivre, au fil de la voix de Marthe Keller, les pas de sa mère qui a vécu dans ce ghetto ; d’autres, ont trouvé ce passage long (sic). Arthur Nauziciel rappelle que, oui, ce trajet a paru long à Jan Karski qui l’a fait !

Et la troisième partie… Les spectateurs qui se sont exprimés auraient aimé que le spectacle commence à ce moment-là. À ce moment où le talent de Laurent Poitreneau, dans le splendide décor de l’Opéra de Varsovie signé Ricardo Hernandez, nous donne cette introspection-fiction de Haenel prêtant à Karski des pensées qui sont les siennes. Gestes retenus, corps quasi empêché, voix sans effets mais non sans affects. Laurent Poitrenaux fait l’unanimité, sans conteste. Il explique alors qu’il n’aurait pas accepté de jouer sans ce qui précède, car pour lui, ce n’est pas un spectacle, mais une cérémonie.

Un spectateur lui demande alors : mais que faites-vous pendant tout ce temps des deux premières parties ? Je suis à La Civette, répond-il. Pirouette !


Ornella le 14 juillet 2011

Si 2…

« Si tu cours dans une meute, même si tu ne peux pas aboyer, remue la queue. »

Cette image tchékhovienne, lue dans La cerisaie, illustre avec humour la problématique des compagnies se produisant au Festival Off, en Avignon.

Créé il y a 44 ans par André Benedetto (décédé en juillet 2009) — qui voulait présenter Statues en parallèle du Festival — le Off a vite permis la libération de tous les diktats de la culture officielle et bien pensante de l’époque. C’est devenu un libre rassemblement de compagnies (AF&C), sans direction artistique (mais avec un président) et, cette année, elles étaient 850 qui regroupaient plus de 6000 artistes et présentaient quelques 1100 spectacles dans 123 lieux. Nous en avons rencontré certaines sous la « Spiegeltent » installée dans le village du Off — une école intra-muros mise à disposition par la Ville, superbe lieu destiné à faciliter les échanges et les débats entre professionnels du spectacle, médias et « spectacteurs ».

Au Festival Off d’Avignon, le meilleur côtoie le pire. Le pire… Certains titres prouvent que la médiocrité et un humour incertain situé en dessous de la ceinture sont de la partie : Faites l’amour avec un Belge, Vol au dessus d’un nid de cocus, Le sexe pour les nuls. Mais la programmation concerne d’abord la création contemporaine, puis le répertoire (Molière, Beckett, Maupassant, ou Shakespeare pour ne citer qu’eux), enfin la danse, le cirque, le conte, le mime et la marionnette. Le Off en Avignon — vitrine pour les régions de France et les compagnies qu’elles soutiennent — joue aussi la carte de l’internationalisation : des partenariats ont été noués avec des manifestations comparables, à Busan (Corée du sud), Okinawa (Japon), Pékin, Shanghai (Chine), Taiwan ou encore avec le gigantesque Fringe d’Edimbourg (Grande-Bretagne). Des artistes connus viennent aussi s’y produire, comme cette année Jean-Claude Drouot, Romane Bohringer, Judith Magre, Daniel Mesguich, Daniel Pennac, Olivier Sitruk et Philippe Avron, qui a attendu le dernier jour du festival pour tirer sa révérence.

La Cité des Papes intègre tout ça dans un ambiance cordiale, avec comme défi pour nous — attachée à la programmation des ATP de Lunel (34) — de dénicher quelques incontournables pour nos saisons à venir.

Les festivaliers, eux (1,3 million d’entrées prévues cette année), se retrouvent très vite noyés au milieu de cette offre massive. Quelle pièce aller voir ? Comment choisir parmi ces dizaines de flyers — plus chatoyants les uns que les autres — qui leur sont offerts au fil des artères avignonnaises ou aux terrasses des restaurants, parmi les affiches qui fleurissent sur chaque centimètre carré d’espace vierge (façades, vitrines, arbres), parmi les troupes qui paradent sous un soleil de plomb tout au long de la journée… ?

« Das ganze Stadt ist eine Bühne » : nous voulons reprendre — pour Avignon — cette image de Hugo von Hofmannsthal créant les Salzburger Festspiele en 1920. Eine Bühne où metteurs en scène, chorégraphes, musiciens, plasticiens nous font entendre notre quotidien par leur lecture d’œuvres choisies : l’incertitude, les faux-semblants, les trompe-l’œil, les vérités et les mensonges… En traversant les champs du politique, du désir, de la folie, vous aurez rencontré, je l’espère, ce qui fait que nous nous tenons debout dans la vie en vrai.

Ornella, fin Juillet 2010

Si…

 

Photo : Anna David

« Si on ne touchait à rien… », dit Falk Richter d’une voix venue de la Schaubühne am Lehniner Platz…

La Schaubühne, donc, est de retour en Avignon. Sans Ostermeier ni Sacha Walz, mais avec Anouk van Dijk, danseuse et chorégraphe et Falk Richter, auteur et metteur en scène. Leur projet : « Trust » — entre danse et théâtre.

Résumer le propos de « Trust » ne pourrait donner qu’une idée vague de ce qui se passe sur le plateau tant tout tient à la rapidité, aux excès, à l’ironie d’une écriture qui se déploie en paradoxes, arborescences, excroissances. « Trust » est une saisie du bruit du monde occidental qui nous entoure : argent, liquidation d’entreprises, stages de remise en forme pour cadres fatigués, solitude en chambres d’hôtels, GPS qui évitent de se perdre, familles et couples éclatés. Richter parle de là où il est, d’un monde d’aujourd’hui, et il le pousse dans ses retranchements, il met à nu la logique et la folie de ses mécanismes — ces mécanismes que nous subissons, qui nous envahissent, qui nous gangrènent, malgré nous, et ce jusque dans notre vie intime.

«Et si tu voulais juste rester assis, là, ça ne changerait rien… »

Dans cette chorégraphie textuelle — ou ce texte chorégraphié, c’est selon — des corps veulent se rapprocher, se toucher, s’appuyer… Ils s’attrapent et s’accrochent, mais se détachent rapidement de l’autre, se perdent… Brisées les lignes !

« Et si je restais, ça ne changerait rien… »

Vient la perte de confiance et ils se détournent, s’effondrent.

« C’est trop compliqué de tout changer maintenant…»

Les mots, les corps cherchent une autre forme de contact… Ils en ont peur.

« Si on ne touchait à rien, d’accord ? »

Chaque mouvement réalisé — chaque mot prononcé — contrarié par celui qui le suit, est connoté psychologiquement et débouche sur un épuisement sans repères : « la fatigue d’être soi », le goût du sexe oublié.

Falk Richter s’intéresse à cet écoulement, à ce vertige, à ce brouillage particulier du moi. Un brouillage. Le brouillard… « Ein Weg ist ein Weg, auch im Nebel », disait Max Frisch. Dans ce brouillard où tout se brouille, s’estompe, se dissout, l’être devient une esquisse au crayon gris…

« Et si je partais, ça ne changerait rien… » jette à encore l’un deux comme il jetterait une pierre dans l’eau. Mais… fini le temps des ricochets !

À tous ceux qui se demandent pourquoi le théâtre allemand est si présent sur nos scènes, en Avignon, et tout au long de nos saisons, la réponse à apporter est simple : le théâtre allemand, avec sa haute et grande tradition d’auteurs, de metteurs en scène, d’acteurs, de troupes, reste en haut de l’affiche européenne car, « au théâtre, il n’y a pas de règles, mais il faut bien les connaître ». (Charles Dullin)

Ornella, Avignon, juillet 2010

Hanjo

Hanjo

Photo Philippe Asselin

Elle s’appelle Hanako… et, à en croire ce que j’ai vu, elle fait un long voyage.

Elle est en marche… Une longue marche qui vient de loin… Une longue marche vers un lieu où corps et langage pourraient s’articuler en paix ? Une longue marche… Non. Pas vers un lieu… vers une matière. Une matière incarnant le vide. Non. Pas le vide… Une matière incarnant le manque. Une matière, support de vibration, ou, peut-être, support d’un état, d’un état de matière. Une matière, support de la vibration d’une substance, d’un élément. D’un élément…, oui. L’éther peut-être ? Quinte essence que je ne connais pas.

Elle n’est pas seule sur le plateau. Sont deux femmes, l’une danse, l’autre pas. Une, danseuse. Une, actrice. Oui, Une, et Une. Et… Une, la poupée. Ça fait trois, ça ? C’est bien la présence du tiers ! Le tiers, indispensable pour qu’il y ait du jeu entre Une et Une…

Longue marche donc, dans un rapport complexe et douloureux au corps. Alors, « faire de l’être physique tout entier une armure» — comme Mishima. Un corps-armure, dans des lambeaux de voile plastique. Et ça fonctionne au plan du Symbolique ! Ça fonctionne, car le corps premier est le corps Symbolique, qui doit s’incorporer à l’organisme, au vivant, pour le modifier — et en faire un corps, justement.

De quoi se soutient ce corps ? De rien. Le corps, dit Lacan ne devient corps que si le langage a mordu sur le vivant. Ici, le vivant, c’est… l’absence ? Une absence vide du vide, du vide laissé par l’absent… Dans l’effroi d’un vide qui crée du manque, mais ne le remplit pas, la place est libre, laissée là, donnée à voir et à souffrir… Offrande insupportable et insoutenable.

Et le langage… ce Lui-là qui doit mordre sur le vivant ! Il mord. Donc, pas mort. Ce sont… glossolalies… mono-syllabes… mono-cordes… mots… lambeaux de phrases… phrases. Phrases comme traces d’un réel affirmé, celui du rapport entre corps et écriture, entre corps et rythme. Poésie de la plainte de l’amante quittée, et qui se croit oubliée à jamais.

À l’origine de ce langage… l’Ursprache du retour aux origines. Une voix d’avant le langage, d’avant le sens dans le monde de la terreur des commencements. Mais ce qui est tombé dans l’oubli n’est pas complètement perdu, il reste au fond de l’être des traces ineffaçables, ineffables et immémoriales qui sont encore en chaos, dans un brouillage qui côtoie l’abime noir, terrifiant.

L’Ursprache, arme du désespoir, dernière arme de celui qui reste, pour tenter en vain de combler ce vide qui lui est laissé, et qui le laisse là, las ! Là, sous (et sur) la table, dans un monde d’humeurs qu’Une et Une s’approprient par le toucher, le contact, l’appréciation des matières, de leur nature, Une et Une gomment lentement, érasent doucement, effacent phonétiquement, estompent définitivement toute perception, toutes différences de matières. Une et Une contaminent irrémédiablement l’Élément. La faille se creuse, la distance s’éloigne, l’effroi du vide, du manque et de l’absence aussi….

L’absent n’a plus de place parmi les vivants, Il n’a plus cette place là.

Michèle Jung, La Chartreuse, le 19 février 2010

http://www.chartreuse.org/Site/Cnes/Residences/Espace_Pasolini.php

Feux

« Feux », Trois pièces courtes d’August Stramm.

Malgré les remarquables traductions de ses pièces qu’ont faites récemment Huguette et René Radrizzani, nous connaissons peu August Stramm. Cet Allemand d’Alsace, au temps où l’Alsace n’était pas française, meurt à quarante et un ans, en 1915 : soldat de l’armée germanique, il est tué sur le front russe, dans les marécages de Rokitno. Son oeuvre est étrange, révoltée, obsédée par un érotisme frénétique qui met à mal les conventions sociales, et qui le range parmi les expressionnistes. Les metteurs en scène Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, qui travaillent en duo, ont su faire un ensemble à la fois divers et uni, à partir de trois petites pièces réunies sous le titre de « Feux ». C’est une production de la Maison de la Culture d’Amiens. Rendons à César…

Au moment où August Stramm meurt, Freud écrit « Zeitgemäßes über Krieg und Tod » (Considérations actuelles sur la guerre et. la mort). Et, personnellement, c’est là que je veux situer Sramm : au cœur de la psychanalyse. Les trois pièces : « Rudimentaire » (1912), « La fiancée des landes » (1913) et « Forces » (1915) que nous voyons ce soir du mercredi 7 juillet, au Festival d’Avignon, traitent des rapports amoureux, sans complaisance et sans jugement moral, à la manière d’un psychanalyste — sans divan (Quoique. Il y a un lit ou un canapé, dans chacune des scénographies). On se croirait à la Salpêtrière dans le laboratoire de Charcot : les pulsions, la sexualité, le désir, l’impuissance, les mouvements inconscients qui animent les femmes et les hommes de ces pièces dans leurs rapports intimes, dans leur rapport au pouvoir donc, sont étranges. Étrange, au sens de « unheimlich ». L’inquiétante étrangeté. « Das Unheimliche ». Leurs rapports intimes et charnels à ce qui ne peut pas se dire, à ce qui ne peut pas se montrer, sont disséqués au scalpel, examinés comme sous une loupe, dans un dispositif scénique alliant transparence et lumière. Pour traduire la violence des forces qui traversent les protagonistes, Stramm invente un style rigoureux, fondé sur une radicale économie des mots (comme dans un protocole), sur un jeu — aussi — car le moindre geste des acteurs est inscrit dans les didascalies (« Cri, rire, épuisement, absence, incompréhention », est-il précisé, dans « Forces », pour exemple).

Dans la première comédie, un couple assez mal assorti se réveille, persuadé d’avoir échappé à la mort par asphyxie, puisque l’un d’eux avait ouvert le gaz la veille. Ils peuvent recommencer le coït et les querelles, inattentifs à la mort du bébé qui s’est produite pendant la nuit. Dans la seconde pièce — aussi silencieuse que la précédente était criarde — une femme, cernée par son entourage et sa famille, voit sa solitude brisée et réagit par le meurtre. Dans la troisième pièce, l’érotisme est campé en milieu bourgeois. C’est une danse de pouvoir, d’amour et de mort qu’interprète une jeune femme mariée, se moquant de son mari et entraînant dans ses pas l’ami de sa rivale…

Ce fragment d’un poème de Stramm, poème intitulé « Lutte amoureuse », illustre pour moi, ce que j’ai ressenti…

Das Wollen steht Du fliehst und fliehst Nicht halten Suchen nicht Ich Will Dich Nicht! Das Wollen steht Und reißt die Wände nieder Das Wollen steht Und ebbt die Ströme ab Das Wollen steht Und schrumpft die Meilen in sich Das Wollen steht Und keucht und keucht Und keucht Vor dir! Vor dir Und hassen Vor dir Und wehren Vor dir Und beugen sich Und Sinken Treten Streicheln Fluchen Segnen (…) »

Ornella, Avignon, le 23 août 2008

Ordet, La Parole

Ordet (La Parole, en danois). De Kaj Munk. Traduction Marie Darrieussecq. Mise en scène Arthur Nauziciel.

Ordet apparaît aujourd’hui comme une pièce aux limites du mysticisme, et comme une formidable réflexion sur les forces de vie qui, dans chaque existence d’homme, s’opposent aux forces de mort. Il faut vivre encore et toujours, se battre encore et toujours, aimer encore et toujours… pour ne plus être inconsolable face à l’inexorable dénouement.

En ce 9 juillet 2008, nous sommes dans la Cour intérieure de l’école d’Art, le foyer des spectateurs du 62e Festival d’Avignon. À la tribune : Arthur Nauziciel. accompagné de Catherine Vuillez (Inger) et de Benoît Giros (le docteur) vont répondre à nos questions.Car, hier soir, nous avons vu « Ordet » au Cloître des Carmes.

Tout d’abord, les spectateurs ont — pour la plupart — vu et aimé le spectacle, et ils le disent tous en préambule. Ils ont aimé le texte (même si l’un d’entre eux l’a trouvé « ringard »), la mise en scène, la distribution, l’Ensemble Organum, la chorégraphie de la procession, l’adaptation de Marie Darrieussecq.

L’adaptation… justement. Marie D. n’a pas cherché à « faire » contemporain. Elle a cherché à créer une langue pour le théâtre et non pour une conversation. Elle a cherché à travailler la langue pour que les mots prononcés puissent être portés par l’imaginaire des acteurs et par celui des spectateurs. « Étrange », dit un spectateur. « Être ange !» , dit Arthur N.

La religion… Une spectatrice dit : « Je venais trouver cet amour humain dont la presse avait parlé, je n’ai trouvé qu’une pièce religieuse… ». Son voisin, lui, a vu exactement l’inverse : le thème central n’étant pas la religion mais la foi. La foi en la vie. Un peu après, Arthur N. dira : ne confondons pas laïc et athée. Oui, tout est dans ces nuances, essentielles, car nous sommes des êtres de langage. Et la langue… la parole… le Verbe… Ordet. Un spectateur, qui s’« excuse » d’être théologien, nous parle du rôle interprété par Pascal Greggory (Mikkel Borgen, père). Belle, très belle réflexion.

Puis, pourquoi aux Carmes, alors que la Cour avait été proposée à Arthur N. ? Justement, parce que dans La Cour, devant ce grand mur, les acteurs auraient été de petits personnages soumis au divin. Aux Carmes, ils sont dans un rapport quasi horizontal avec Dieu : l’espace du Cloître des Carmes permettait la circulation de la parole entre la scène et la salle.

Il est aussi question du film de Dreyer. Arthur N. dit : « Le cinéma c’est la mort au travail. Le théâtre, c’est la résurrection ». De la résurrection, il en sera beaucoup question. Des miracles. De la souffrance. De la croyance, aussi.

De la croyance… Octave Mannoni avait porté un regard psychanalytique sur cette notion, c’était dans son célèbre article : « Je sais bien, mais quand même… ». Ce fut pour moi, après cette causerie, un plaisir de le relire ; de relire aussi, par association, ce qu’il écrivait sur ce qui soutient la croyance des spectateurs au théâtre.

Ce que j’aimerais souligner aujourd’hui, c’est que Kaj Munk est né en 1898, qu’il écrit Ordet en 1925, qu’après l’invasion du Danemark en 1940, il devient un farouche opposant au nazisme, et qu’il sera arrêté et exécuté par la Gestapo en 1944. En regard — et pour « justifier » mon retour à la psychanalyse, j’aimerais souligner que Freud emploie pour la première fois le terme de psychanalyse en 1896, que c’est sur « die Verleugnung » qu’il écrit en 1927 que Mannoni s’appuie pour écrire l’article sus-cité, et qu’en 1938 il devra se réfugier à Londres pour fuir le régime nazi. Coïncidences…

Ce 62e Festival a commis d’autres auteurs qui ont écrit au moment où Freud mettait ses observations en mots. Pour l’illustrer, j’espère avoir le temps d’écrire une « critique » sur August Stramm et ses « Feux ».

Michèle Jung, Avignon juillet 2008