Juger Molière…

Jean-Claude, Vladi, Ich...

Avignonade…

Au cas où vous auriez fait la grasse matinée le lundi 17 mai 1993, ou que le bruit de la douche vous ait empêché d’entendre cette histoire sublime racontée par Jean Lebrun dans « Les matins » de France-Culture , je me fais le plaisir de vous la re-transcrire — pour inscrire… mon premier jour de Festival 2006.

Jean-Pierre Soissons, naguère ministre de l’agriculture, alors qu’il voulait éclairer les Français sur les accords du GATT, leur tint ce discours : « Je vais prendre un exemple simple : on ne va pas juger Molière sur « Le Cid », et sur « le Cid » seulement !… »

Jean-Pierre Soissons a raison. Il est très rare que l’on juge Molière sur « Le Cid », il arrive encore — dans certaines écoles, dans certains manuels — que l’on juge Corneille sur « Le Cid ». Mais Molière ! Qui en aurait l’idée ?

Il nous arrive pourtant — lors de nos propres jugements à l’emporte-pièce (!) — sur nos lieux professionnels entre autres, au Festival d’Avignon aussi, de juger Molière sur « Le Cid » et sur « Le Cid » seulement !

À Jean-Claude Loubière,

Michèle Jung, le 7 juillet 2006

Frankreich im WM-Finale

À Emmanuel et Cécile,

Hier soir, après nos laborieux travaux sur internet avec Cécile, j’ai décidé de regarder LE match… Je n’avais pas regardé de match de foot, je crois, depuis ceux que j’allais voir quand mon père jouait comme vétéran dans l’équipe de Vaux sous Aubigny ! Papa était goal, de son prénom : le Paul.

Bon. Eh bien ! hier soir, celui que j’ai trouvé formidable c’est Fabien Barthez (Han… ? Han… ?, dirait mon analyste !). En effet, je pense que ce n’est pas Zidane qui a fait gagner l’équipe de France, mais lui. Les joueurs portugais se passaient remarquablement bien le ballon et, si Barthez n’avait pas été aussi talentueux, ils auraient ga-gné… Cette petite réflexion ne remet pas en cause le jeu de jambes de Zizou, vous l’aurez compris ?

La finale ? Dès demain, je prends mes quartiers d’été en Avignon et, dimanche soir, je serai à la Carrière de Boulbon… Anatoli Vassiliev y donne « Mozart et Salieri. Requiem » d’Alexandre Pouchkine. J’aurai l’occasion de vous en dire quelques mots… au-delà de ce qui s’en dira, puisque je rencontrerai Anatole — comme elle dit — chez Natacha pour un thé, un apéritif, voir un repas, selon… le besoin qu’il aura de s’extraire du bruit des autres pendant ce Festival.

P.S. Emmanuel et Cécile, aviez-vous remarqué que vos deux prénoms s’enlaçaient mieux dans cet ordre, sans rupture de la chaîne parlée ? Donc, dans la mesure où aucun problème de hiérarchie n’interférait, j’ai applique ce principe poétique qu’on appelle la paronomase…

Michèle Chazeuil, le 6 juillet 2006

Adelante !

Très chère puce,

Hier soir, j’étais à l’Espace Albarède de Ganges, on y présentait « Adelante ! », création du « Théâtre pour les gens » de Lunel, mis en scène par Steffan Romano. J’ai envie de t’en parler.

Ce spectacle de Béatrice et Stephane : bou-le-ver-sant ! Six ans de détresse, de solitude, de désespoir, portés, sublimés à la scène. Béatrice — déjà pétrifiée, avec encore quelque sursaut d’un érotisme qu’elle ne veut pas abandonner. Steffan, mort depuis longtemps, regardant comme un vieillard sénile ces jeunes comédiens qui s’évertuent encore à jouer, à rire, à s’aimer (ils sont six). Béa et Stef, l’un et l’autre, ne disant pratiquement pas de texte : ils sont sans voix, maintenant, d’avoir peut-être trop crié, ils sont loin l’un de l’autre dans cet espace scénique, ils ne se touchent jamais.

Les voix des autres disent en substance, par les mots (maux) des auteurs cités (Molière, Céline, Baudelaire, H. Laborit, Caussimon…), qu’ils ont compris que leur imaginaire ne faisait pas recette, mais qu’il était acquis qu’ils ne s’en écarteraient pas parce que c’était le leur, qu’ils ne flatteraient personne pour qu’on les suive, financièrement ou intellectuellement.

Voilà. Un spectacle de clown-triste-poétique-esthétique. Béatrice chante « Le clown est mort » de G. Esposito. Steffan, déguisé en Molière moribond, entonne « L’inaccessible étoile ». Là, j’ai pleuré, et je pleure encore en t’écrivant. J’ai pu leur parler un peu de tout ce que j’ai ressenti : toute leur difficulté à vivre cette profession qui est leur raison de vivre… Steffan a fait ce que tu fais dans les enterrements : il m’a consolée. Il m’a dit aussi qu’il ne fallait surtout plus s’inquiéter, puisque le spectacle était là !

Dur ! Dur ! La vie d’artiste. La vie de spectateur aussi…

Michèle Jung, le 19 juin 1991

Roger Planchon

Cher Jean,

Tu ne m’as rien demandé et pourtant ça me démange de te dire ce que je pense de la pièce de Planchon lue lundi soir. Je suis partie très vite car je ne voulais croiser aucun regard interrogateur qui m’aurait inévitablement amenée (je me connais) à parler à chaud de la déception que j’avais éprouvée.

Planchon commence par un speach où il insiste sur le devoir qu’on (spectateur) doit se faire d’écouter, de voir les pièces contemporaines. O.K.

Mais qu’est-ce qu’une pièce contemporaine ? Qu’est-ce qu’une écriture contemporaine ? Une pièce écrite, dans notre siècle, avec un crayon à bille ou un ordinateur ? Car, qu’y a-t-il d’autre dans cette pièce qu’une nostalgie de troufion (Sadam Hussein est beaucoup plus créatif en matière de stratégie guerrière) qui tire sur tout ce qui bouge ou qui le dérange, ou qui « tire (encore !) un coup » avec la première fille qui passe. Pardonne, s’il te plait, ma vulgarité, mais c’est dans le ton de la pièce, non ? Qu’y a-t-il d’autre qu’une nostalgie de la femme, Blanche — c’est son prénom !, vierge, n’ayant d’autre conversation que ses larmoiements. Qu’y a-t-il d’autre qu’une avalanche de clichés… Qu’y a-t-il…

Mais je n’ai pas envoyé ce texte à Jean, le dossier de presse reçu était si élogieux !

Michèle Jung, le 26 novembre 1990, à propos de « Le vieil hiver », lu par Roger Planchon, au C.D.N. (Théâtre des Treize Vents)…

Heinrich Böll

« Dans la nuit ». D’après Böll. Mise en scène J.P. Chrétien-Goni. Par le Théâtre Clair . Au théâtre Arcane.

Très cher Nabil,

Je regrette beaucoup que nous n’ayons pas pu nous rencontrer (…) J’ai beaucoup, beaucoup aimé cette interprétation de Böll. Je souhaitais voir cette pièce car, cet été, j’ai suivi un cours à l’université de Bamberg, pendant un mois, sur le thème : « De Heinrich Böll à Botho Strauß ». J’ai donc beaucoup travaillé et réfléchi sur cet auteur. Pour moi, la littérature de l’Allemagne d’après guerre recommence avec lui, une littérature qui remonte des décombres et qu’on peut qualifier de « réaliste », de cette « réalité qui ressemble à une lettre qui nous a été adressée mais que nous mettons de côté sans l’ouvrir parce que nous sommes tracassés par l’idée que le contenu pourrait en être déplaisant » (H. Böll). Là, dans ce spectacle, pour rester dans la métaphore, le metteur en scène nous ouvre la lettre et tente, par le biais du théâtre, de nous aider à prendre en charge ce qu’elle contient, à nous donnant des clés ouvrant à des réalités, à fournir à notre imagination les moyens de construire l’image. C’est très réussi car ça n’a rien à voir avec les chimères, avec les fantômes.

Vraiment, je regrette de n’avoir pas pu parler de ce travail avec toi, avec eux, c’est à dire la compagnie, si tu penses que c’est important transmet leur ma sympathie…

Michèle Jung, le 20 novembre 1990

La Poésie : une margelle du Réel

Photo : Philippe Asselin

 

Colloque « Le point de Capiton »

Avignon, 23 novembre 2003

D’autres inforations à www.le-point-de-capiton.net

Faire bord au « Réel ». Quelque chose aurait dû rester dans l’ombre et en est sorti… lors d’une relecture de « Das Unheimliche » — en allemand[1].

« La poésie, une margelle du Réel »…

Nous décidons d’emblée de nous placer sur l’orbite de Freud pour approcher ce « paradis verrouillé », ce champ d’errance qui nous est proposé sur le thème : « La poésie, une margelle du Réel ». Trois mots. La poésie… La margelle… Le Réel…

Très vite, comme dans le rêve, toutes les tentatives pour circonscrire l’objet échappent : il ne faut pas que certaines choses viennent au jour ? À la frange — à la lisière — de l’inconscient, il y a tout ce qu’on tente de refouler et qui risque, à certaines occasions, de reparaître et de se manifester… Refoulé[2], ce mot est important. « Das Paradies ist verriegelt… » certes, mais… Kleist — un auteur allemand contemporain de Gœthe — nous dit qu’il y a quelque part un détour possible pour approcher ce « paradis »… Il dit, en substance, « Il nous faut faire le tour du monde pour voir, si, derrière, il n’y aurait pas une autre ouverture » [3].

C’est ce que nous allons faire aujourd’hui, faire le tour du monde, « refaire un monde, hasarder un monde — fut-il fabuleux[4] — en jetant les dés à l’extrême »[5].

Trois mots. La poésie… La margelle… Le Réel…

Le Réel, d’abord. Le Réel dont nous ne retiendrons ici, dans la définition de Jacques Lacan, que ce qui peut servir notre propos. Le concept lacanien du Réel a, du Ça, les pouvoirs déconcertants et imprévisibles. Et, si le Réel et le Ça de la topique freudienne ont quelque chose à voir, le Réel sera toujours aussi incontrôlable, aussi fou, aussi débordant que le Ça. Lorsque quelque chose en apparaît, c’est dans l’épouvante de la psychose et le trouble de la folie. Il arrive même que le sujet, submergé par la folie, hallucine le Réel là où il n’est pas, et croit « voir ».

Le Réel, que Lacan définit comme l’impossible est l’un des points de résistance les plus… « résistants » : impossible à voir, impossible à dire, impossible à entendre, puisque, de toute façon, il est « toujours déjà là ». (…). Aristote nommait le Réel : ta genomena : les choses qui ont (eu) lieu.

Henri Maldiney le formule ainsi :

“ Le Réel est toujours ce que nous n’attendions pas et qui, pourtant, se montre dans son paraître comme toujours déjà là »[6].

Il ajoute : « Le là d’une œuvre est fondé par elle ». Et nous, ajoutons : quand nous lui sommes présents, mais vraiment présents, c’est-à-dire en existant[7] à même les voies qu’elle fraye, nous participons à l’indiscutable surgissement de cette évidence.

Conjoindre deux notions aussi traditionnellement incompatibles que Réel et impossible… !

Il faut préciser que le Réel n’a plus rien à voir ici avec une notion « réaliste », avec un postulat sur le monde. Le Réel (R majuscule), nous le savons tous dans cette salle, ce n’est pas la réalité, c’est ce qui résiste, ce qui fait obstacle à la représentation et, quand il y a un trou dans la réalité, ce qui se présente dans ce trou, c’est le Réel. Le Réel advient dans les intervalles, dans les articulations « par lesquelles les mots sont séparés — aussi loin qu’ils peuvent l’être les uns des autres — (séparés) sans que le fil distendu qui les relie soit perdu »[8].

Nous disions : dans les intervalles, dans les articulations… Nous creusons un peu plus comme un mineur dans son filon et nous trouvons : la faille… l’avènement… la rupture… Il suffit alors d’un trébuchement, d’un pas en défaut et par l’interstice ouvert s’engouffre, en déploiement — dans le corps des langues : l’impossible.

Revenons encore un peu à Lacan pour ajouter que le Réel ne se conçoit pas sans la barrière du Symbolique qui préexiste pour tout sujet à sa naissance. Cette barrière fonde la perception du monde pour le sujet. Mais cette perception est protégée, car le Réel, quand il surgit vraiment, est terrifiant.

Ter-ri-fiant.

C’est à ce moment précis que se situe notre lecture de « Das Unheimliche », au moment où Freud, dans cet essai, écrit textuellement :

“ Tel est le domaine de l’inquiétante étrangeté.
Il ne fait pas de doute qu’il ressortit à l’effrayant,
à ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante… ”[9].

Autrement dit — après ce préambule — nous avons souhaité (pour « faire partage » lors de ce colloque), aborder le thème qu’il propose : « Poésie et Réel » à partir de ce texte de Freud qui, alors que nous le re-lisions en allemand cette fois, nous a fait penser… au Réel et … à ce que nous venions d’en dire. Nous avons osé, dans cette étude, rapprocher le Réel et das Unheimliche, parce que nous avons été frappée par l’identité de conduite de ces deux concepts.

Auparavant, nous voudrions moduler ce que nous avons dit précédemment sur « le coup de dés »…, avec un poème d’André Welter, un poème qu’il a intitulé : Petite adresse sans importance.

Dans le sillage des bandits, des ermites, des poètes,
ne pas chercher sa voie ni un refuge égaré :
trouver l’imprudence, l’extase ou l’outrage,
et se risquer corps et âme sur un coup de sang
plutôt que sur un coup de dés.

« Se risquer corps et âme sur un coup de sang plutôt que sur un coup de dés »… C’est bien ce que je vais faire devant vous.

Je qualifierai d’« analytique » la lecture que j’ai faite de « Das Unheimliche », et ce, dans la langue d’origine de Freud pour être au plus près de son style et de sa pensée. La langue d’origine de Freud… ça c’est encore une autre problème, mais je n’en parlerai pas aujourd’hui, alors, je vais dire : dans la langue originale de « Das Unheimliche » !

Au fil, voici tout ce qui est apparu. Des phrases entières recouvrent notre propre lecture.

D’abord celle-ci :

“ l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester
dans l’ombre et qui en est sorti ”[10].

Dérive. Inquiétante étrangeté « du retour non intentionnel du même »[11].

Dérive, encore. Encore dériver… Plus haut nous écrivions : nous sommes présents à l’oeuvre lorsque nous existons à même les voies qu’elle fraye…

Frayer… Le frayage ! Die Bahnung. Nous, nous allons suivre, non les voies qui s’ouvrent devant nous, mais à reculons — étrange progression… — celles qui ont été tracées derrière nous : des frayages anciens[12] …

“ Worin die Bahnung sonst besteht, bleibt dahingestellt“[13].

Je vous invite à me suivre sur ce chemin (der Bahn), mais… à contre sens, donc.

Freud insiste sur l’ambivalence du mot « Unheimliche » en ce sens que Un/Heimliche est un signifiant à deux versants. Il est un ancien « Heimliche », quelque chose de profondément familier. On pourrait peut-être même dire : quelque chose de trop « heimlich », de trop intime, de trop familier, et qui, pour cette raison, devrait rester dans l’ombre.

Das Unheimliche. Le préfixe privatif “ un ” (oune) par lequel commence ce mot – Un-heimliche – ce préfixe est la marque de la Verdrängung[14], c’est-à-dire de ce qu’il est convenu de traduire par refoulement, voire par censure (en allemand).

Comme vous l’entendez, das Unheimiche n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est, pour la vie psychique, familier de tout temps — toujours déjà là, disions-nous pour le Réel — familier de tout temps et qui ne lui est devenu étranger que par le processus de refoulement, die Verdrängung.

ette mise en relation avec le refoulement éclaire une autre définition de das Unheimliche, celle de Schelling[15], selon laquelle l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. Quelque chose comme un secret tenu caché, de manière à ne rien en laisser percer, de manière à vouloir le dissimuler aux autres.

Verdrängung…

Dévidons… Dérivons encore… Et citons Freud :

“ (…). L’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées”[16].

À ce stade du texte de Freud — nous sommes à la page 258 — il apparaît clairement que das Unheimliche se situe au cœur du monde de l’enfance et Freud nous surprend lorsqu’il passe aussi facilement sur les 4 premières années de sa vie : serait-ce l’unheimliches Schweigen[17] ? Alors… pour nous, ici, retourner in der heimatliche Ort — le lieu familier où l’enfant peut retrouver, comme le voulait Freud, l’état de non séparation entre lui-même et le monde[18].

Oui, Freud insiste sur cet aspect quasi « archéologique » comme si das Unheimliche était la manifestation soudaine de cela autour de quoi s’est construite l’histoire individuelle. C’est ce qu’il appelle — avec « die überwundenen seelischen Urzeiten »[19] — « les temps premiers de l’âme surmontés ».

Cette “ joyeuse farce enfantée dans la nuit[20] et qui redoute les rayons indiscrets du jour ”[21], « c’est — pour nous — l’entrée de l’antique terre natale », die Heimat, Pribor – en Moravie — me dois-je de préciser[22] !

Ces mots à peine prononcés, mots qui touchent à la poésie, pourrait-on dire, voilà que s’installe une nouvelle résistance et par là même une ouverture possible à l’effraction de la trace. J’espère qu’elle vous apparaîtra quand je vous aurai dit que, lorsque Freud mentionne la parution de « Das Unheimliche », en 1919, dans une lettre à Ferenczi datée du 12 mai, il y déclare qu’il a exhumé un ancien travail OUBLIÉ dans un tiroir et qu’il est en train de réécrire. On ne connaît pas la date de cette première version, il ne la dit pas ; on ne sait pas non plus ce qui en a été modifié. Et ma question est celle-ci : Quelle est donc cette manifestation du Réel qui a fait irruption dans la vie de Freud quand il écrit le premier jet de ce texte qu’il a … OUBLIÉ dans un tiroir !

Alors, comme nous le disions, repêcher le lieu de l’origine — Pribor — plongé dans le fleuve de Léthé, ce fleuve des enfers dont l’eau faisait oublier le passé à ceux qui en buvaient.

Oublié dans un tiroir… Oublier le passé… ?

ublier la langue slave qu’il a entendue en Moravie, pendant quatre ans ? La recension lexicographique minutieuse qui inaugure le texte est assez étonnante. Freud va vraiment “ au plaisir des mots ” au point qu’on peut se demander s’il n’écrit pas, pour que, sous le texte, apparaisse comme un feu follet, ce dessous, ce dissimulé dont il parle et, lorsqu’il se tourne vers les langues étrangères, il n’oublie pas les langues slaves (Silésie).

Oublier les deux années passées avec Monika Zajic, la nurse tchèque qui lui chantait des comptines et lui racontait les célèbres contes de Wilhelm Hauff[23] et pas ceux de Grimm[24] ? Il cite les « wiegendlied-heimlich » en page 218, et… « wiegendlied » signifie « berceuse » !

Oublier qu’elle a été jetée en prison (coffrée) par l’oncle Emmanuel pour avoir volé des « peniz »[25], Freud avait 2 ans et demi ?

Oublier Rebecca, la seconde femme de son père, stérile, répudiée, qui meurt d’une mort mystérieuse[26], au moment même où la future troisième femme de Jacob, Amalia, attend un enfant[27] ?

Oublier que les époux cacheront cette grossesse hors mariage par un mensonge sur la date de naissance de cet enfant, nommé Sigismund[28] ?

Oublier qu’il a modifié l’orthographe de ce prénom, et donc oublier que cette trace effacée, reste une trace, une présence pleine ?

Oublier le prénom juif de son grand père accolé au sien —Salomon — et le yiddisch qui va avec ?

Oublier la Bible brisée de Jakob Freud, où Jakob… avoue sa faute à son fils[29] ?

Nous ne sommes pas en mesure de dire lequel de ces « oublis » aurait pu brusquement ressurgir — enfin… nous ne le souhaitons pas aujourd’hui.

lors empruntons d’autres voies… des voies qui pourraient dater l’écrit premier. Vous savez : faire le tour du monde pour voir si, de l’autre côté, il n’y aurait pas une autre ouverture…

La note de la page 245 de notre édition, note qui cite Totem et Tabou, indique que le sujet de « l’inquiétante étrangeté » occupait déjà Freud en 1912-1913, au moment où il rédigeait cet ouvrage :

« Il semble que nous conférions le caractère de l’Unheimlich à des impressions qui tendent à confirmer la toute puissance des pensées et le mode de pensée animiste en général (…).

De qui et de quoi s’agit-il dans Totem et tabou ? Il s’agit du Père-de-la-horde-primitive dont on nous affirme qu’un jour, il fut assassiné… Mettons maintenant l’accent sur « le père »…

Le père de Freud… À quelle date est-il mort ?

En 1896. Et cette mort pousse Freud à faire une autoanalyse au cours de laquelle il découvre chez lui-même ce qu’il voyait chez ses patients, c’est à dire la force des souvenirs oubliés (tiens, on y revient !) et les modifications de l’affectivité. La correspondance qu’il entretient avec son ami, le médecin et biologiste allemand Wilhelm Fliess, témoigne de ses découvertes.

En 1898, Freud écrit un texte « Sur le mécanisme psychique de l’oubli »…

Puis, toujours dans Totem et Tabou, l’accent se déplace vers les frères ennemis, je cite :

« Une foule de personnes portant toutes le même nom et pareillement vêtues se tient autour d’un seul homme, chacune dépendant de ses paroles et de ses gestes : c’est le chœur rangé autour de celui qui primitivement était le seul à représenter le héros (…)» [30].

Rappelons que dès 1906, Freud avait constitué un petit groupe de dix-sept élèves et disciples, qui se réunissait chaque mercredi. Parmi eux se trouvaient les psychiatres autrichiens William Stekel et Alfred Adler, le psychologue autrichien Otto Rank, et les psychiatres suisses Bleuler et Jung. Au nombre des autres associés qui se joignirent au cercle en 1908, figuraient le psychiatre hongrois Sandor Ferenczi et le psychiatre britannique Ernest Jones. Au fur et à mesure que le mouvement de l’API, créé en 1910, prenait de l’ampleur, gagnant de nouveaux adhérents à travers l’Europe et les États-Unis, Freud dut se soucier du maintien de l’unité doctrinale et faire face aux dissensions et aux déviations. Il dut d’abord se séparer d’Adler et de Jung qui, chacun de leur côté, élaborèrent de nouveaux fondements théoriques, en désaccord avec la place fondamentale donnée par Freud à la sexualité dans l’origine de la névrose. Freud parle de « graves discordes », il donne des arguments destinés visiblement à éclairer les frères sur la gravité de leur situation.

Rappelons aussi que l’essai a été rédigé définitivement (en 1919) dans l’isolement qu’imposaient les conditions d’existence à Vienne durant la première guerre mondiale. Freud écrivit :

« Je dois convenir, toutefois, que, pour des raisons faciles à comprendre et tenant à l’époque où il a paru, la littérature, dans ce petit article, et en particulier la littérature étrangère, n’a pas été consultée à fond, ce qui lui enlève auprès du lecteur tout droit à la priorité ».

Réserves.… Au passage, notons que Freud se sentait étranger à Vienne, il s’y trouvait mal à son aise, « es ist ihm unheimlich ».

Nous sommes allée de Pribor à Vienne, deux mots qui s’enlacent, sans créer de rupture dans la chaîne parlée : une paronomase — poétique.

Pour peu que l’art du Dichter ait eu le pouvoir de nous entraîner — il n’est pas interdit de rêver d’affinités électives entre le Dichter et l’analyste — nous nous nous sommes engagée dans une traversée qu’il nous proposait : nous avons fait l’hypothèse que das Unheimliche… c’est le Réel.

Michèle Jung


 

[1] „Das Unheimliche ” (1919). In : Sigmund Freud. Gesammelte Werke (XII), S. Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1947.

[2] Dans “ Unheimlich ”, die Vorsilbe “ Un ” an diesem Worte ist die Marke der Verdrängung.

[3] Heinrich von Kleist. “ Über das Marionnettentheater ”, in : Philosophische und ästhetische Schriften. Aufbau-Verlag, 1995, Seite 476.

[4] (1835) Invraisemblable quoique réel.

[5] « Das ganze Denken ist nur ein Umweg… ». (Toute la pensée n’est qu’un chemin de détour). Cité dans le chapitre VII de la Traumdeutung, où le concept de « chemin détourné » (Umweg) y est central.

[6] Henri Maldiney. Regard, Parole, Espace. Lausanne, l’Age d’homme, 1973, p. 19.

[7] XIVe, rare av. XVIIe, lat. exsistere, de ex et sistere « être placé »

[8] Franc Ducros. Le poétique, le réel. Ed. Méridiens Klincksiek, 1987, page 160.

[9] Ein solches ist das « Unheimliche ». Kein Zweifel, daß es zum Shreckhaften, Angst- und Grauen gehört… (Page 243).

[10] “ Unheimlich sei alles, was ein Geheimnis, im Verborgenen bleiben sollte und hervorgetreten ist ” in : Das Unheimliche, page 248. Référence à la définition de Schelling reprise par Freud.

[11] “ Die unbeabsichtigte Wiederkehr des Gleichen ”, Das Unheimliche, page 269. C’est Freud qui met cette expression entre guillemets dans le chapitre III d’Au-delà du principe du plaisir (1920). Cette phrase semble être un écho de Nietzsche, toutefois non littéral. Nietzsche écrit “ ewige Wiederkunft ”. Dans son analyse de Totem et tabou, René Girard dit « (…) un autre qui toujours, en fin de compte, se révèle le même ».

[12] « Les rêves suivent en général des frayages anciens », disait l’Esquisse.

[13] « En quoi consiste d’ailleurs le frayage, la question en reste ouverte ». (Esquisse d’une psychologie scientifique, 1895)

[14] „Die Vorsilbe “ un ” an diesem Worte ist aber die Marke der Verdrängung „ dit Freud dans Die Verneinung“.

[15] Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854). Philosophe.

[16] Das Unheimliche, page 258, dans la version française de Gallimard, 1985.

[17] L’impressionnant silence, ce qui se dérobe à la parole.

[18] Cf. Lettre au Burgmeister de Pribor.

[19] Das Unheimliche, page 248.

[20] « On sait la place privilégiée que tient la nuit dans les Contes de Grimm… la solitude, le silence et l’obscurité sont les conditions privilégiées où se manifeste das Unheimliche.» G.A. Goldschmidt. Quand Freud attend le verbe. Buchet-Chastel, 1996, page 215.

[21] Heinrich von Kleist.

[22] „Dieses Unheimliche ist aber der Eingang zur alten Heimat des Menschenkindes, zur Örtlichkeit, in der jeder einmal und zuerst geweilt hat ” (p. 267)…

[23] Wilhelm Hauff (1802-1827) était originaire de Stuttgart. Il entreprit des voyages à travers l’Europe. Ses contes — tantôt romantiques, fantastiques, satiriques ou réalistes — sont empreints de son amour pour l’œuvre de Jean Paul, de E.T.A.Hoffmann et de Tieck.

[24] In : Quand Freud attend le verbe, Freud et la langue allemande II, p. 210, Freud passe aussi sur les contes de Grimm (qui, selon Goldschmidt, possèdent toutes les caractéristiques de l’Unheimliche) alors qu’il trouve chez Hauff, un conteur parfois un peu mièvre (?), les thèmes de l’Unheimlich : la castration et le désir secret dont la révélation coïncide avec la mort.

[25] W. Granoff. Filiations. Minuit, 1975.

[26] Suicide ?

[27] Freud aurait été la cause, avant même d’être au monde, d’une mort dont pourtant il serait innocent. Freud écrit à Fliess : « Rebecca, ôte ta robe de mariée, tu n’es plus mariée ». Freud propose une figure littéraire : Rebecca West, tirée du drame d’Ibsen. De nombreuses Rebecca, secrètes ou reconnues, sillonnent la vie de Freud. In : Marie Balmary. L’homme aux statues.

[28] On a dit que Freud était né le 6 mai 1856. Son père s’est marié avec Amalia le 29 juillet 1855. En fait Freud est né le 6 mars 1856 (Amalia était donc enceinte au moment de son mariage, ce que les époux cachent par un mensonge sur la date de naissance de Freud). In : Marie Balmary. L’homme aux statues.

[29] In : Marie Balmary. L’homme aux statues.

[30] Freud. Totem et Tabou. Payot, 1973, page 178.

La Poésie : une margelle du Réel

Photo : Philippe Asselin

Michèle Jung

Colloque « Le point de Capiton »
Avignon, 23 novembre 2003

D’autres inforations à www.le-point-de-capiton.net

Faire bord au « Réel ». Quelque chose aurait dû rester dans l’ombre et en est sorti… lors d’une relecture de « Das Unheimliche » — en allemand[1].

« La poésie, une margelle du Réel »…

Nous décidons d’emblée de nous placer sur l’orbite de Freud pour approcher ce « paradis verrouillé », ce champ d’errance qui nous est proposé sur le thème : « La poésie, une margelle du Réel ». Trois mots. La poésie… La margelle… Le Réel…

Très vite, comme dans le rêve, toutes les tentatives pour circonscrire l’objet échappent : il ne faut pas que certaines choses viennent au jour ? À la frange — à la lisière — de l’inconscient, il y a tout ce qu’on tente de refouler et qui risque, à certaines occasions, de reparaître et de se manifester… Refoulé[2], ce mot est important. « Das Paradies ist verriegelt… » certes, mais… Kleist — un auteur allemand contemporain de Gœthe — nous dit qu’il y a quelque part un détour possible pour approcher ce « paradis »… Il dit, en substance, « Il nous faut faire le tour du monde pour voir, si, derrière, il n’y aurait pas une autre ouverture »[3].

C’est ce que nous allons faire aujourd’hui, faire le tour du monde, « refaire un monde, hasarder un monde — fut-il fabuleux[4] — en jetant les dés à l’extrême »[5].

Trois mots. La poésie… La margelle… Le Réel…

Le Réel, d’abord. Le Réel dont nous ne retiendrons ici, dans la définition de Jacques Lacan, que ce qui peut servir notre propos. Le concept lacanien du Réel a, du Ça, les pouvoirs déconcertants et imprévisibles. Et, si le Réel et le Ça de la topique freudienne ont quelque chose à voir, le Réel sera toujours aussi incontrôlable, aussi fou, aussi débordant que le Ça.Lorsque quelque chose en apparaît, c’est dans l’épouvante de la psychose et le trouble de la folie. Il arrive même que le sujet, submergé par la folie, hallucine le Réel là où il n’est pas, et croit « voir ».

Le Réel, que Lacan définit comme l’impossible est l’un des points de résistance les plus… « résistants » : impossible à voir, impossible à dire, impossible à entendre, puisque, de toute façon, il est « toujours déjàlà ». (…). Aristote nommait le Réel : ta genomena : les choses qui ont (eu) lieu.

Henri Maldiney le formule ainsi :

“ Le Réel est toujours ce que nous n’attendions pas et qui, pourtant, se montre dans son paraître comme toujours déjà là »[6].

Il ajoute : « Le d’une œuvre est fondé par elle ». Et nous, ajoutons : quand nous lui sommes présents, mais vraiment présents, c’est-à-dire en existant[7] à même les voies qu’elle fraye, nous participons à l’indiscutable surgissement de cette évidence.

Conjoindre deux notions aussi traditionnellement incompatibles que Réel et impossible… !

Il faut préciser que le Réel n’a plus rien à voir ici avec une notion « réaliste », avec un postulat sur le monde. Le Réel (R majuscule), nous le savons tous dans cette salle, ce n’est pas la réalité, c’est ce qui résiste, ce qui fait obstacle à la représentation et, quand il y a un trou dans la réalité, ce qui se présente dans ce trou, c’est le Réel. Le Réel advient dans les intervalles, dans les articulations « par lesquelles les mots sont séparés — aussi loin qu’ils peuvent l’être les uns des autres — (séparés) sans que le fil distendu qui les relie soit perdu »[8].

Nous disions : dans les intervalles, dans les articulations… Nous creusons un peu plus comme un mineur dans son filon et nous trouvons : la faille… l’avènement… la rupture… Il suffit alors d’un trébuchement, d’un pas en défaut et par l’interstice ouvert s’engouffre, en déploiement — dans le corps des langues : l’impossible.

Revenons encore un peu à Lacan pour ajouter que le Réel ne se conçoit pas sans la barrière du Symbolique qui préexiste pour tout sujet à sa naissance. Cette barrière fonde la perception du monde pour le sujet. Mais cette perception est protégée, car le Réel, quand il surgit vraiment,est terrifiant.

Ter-ri-fiant.

C’est à ce moment précis que se situe notre lecture de « Das Unheimliche », au moment où Freud, dans cet essai, écrit textuellement :

“ Tel est le domaine de l’inquiétante étrangeté.

Il ne fait pas de doute qu’il ressortit à l’effrayant,

à ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante… ”[9].

Autrement dit — après ce préambule — nous avons souhaité (pour « faire partage » lors de ce colloque), aborder le thème qu’il propose : « Poésie et Réel » à partir de ce texte de Freud qui, alors que nous le re-lisions en allemand cette fois, nous a fait penser… au Réel et … à ce que nous venions d’en dire. Nous avons osé, dans cette étude, rapprocher le Réel et das Unheimliche, parce que nous avons été frappée par l’identité de conduite de ces deux concepts.

Auparavant, nous voudrions moduler ce que nous avons dit précédemment sur « le coup de dés »…, avec un poème d’André Welter, un poème qu’il a intitulé : Petite adresse sans importance.

Dans le sillage des bandits, des ermites, des poètes,

ne pas chercher sa voie ni un refuge égaré :

trouver l’imprudence, l’extase ou l’outrage,

et se risquer corps et âme sur un coup de sang

plutôt que sur un coup de dés.

« Se risquer corps et âme sur un coup de sang plutôt que sur un coup de dés »… C’est bien ce que je vais faire devant vous.

Je qualifierai d’« analytique » la lecture que j’ai faite de « Das Unheimliche », et ce, dans la langue d’origine de Freud pourêtre au plus près de son style et de sa pensée. La langue d’origine de Freud… ça c’est encore une autre problème, mais je n’en parlerai pas aujourd’hui, alors, je vais dire : dans la langue originale de « Das Unheimliche » !

Au fil, voici tout ce qui est apparu. Des phrases entières recouvrent notre propre lecture.

D’abord celle-ci :

“ l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester

dans l’ombre et qui en est sorti ”[10].

Dérive. Inquiétante étrangeté « du retour non intentionnel du même »[11].

Dérive, encore. Encore dériver… Plus haut nous écrivions : nous sommes présents à l’oeuvre lorsque nous existons à même les voies qu’elle fraye…

Frayer… Le frayage ! Die Bahnung. Nous, nous allons suivre, non les voies qui s’ouvrent devant nous, mais à reculons — étrange progression… — celles qui ont été tracées derrière nous : des frayages anciens[12]

“ Worin die Bahnung sonst besteht, bleibt dahingestellt“[13].

Je vous invite à me suivre sur ce chemin (der Bahn), mais… à contre sens, donc.

Freud insiste sur l’ambivalence du mot « Unheimliche » en ce sens que Un/Heimliche est un signifiant à deux versants. Il est un ancien « Heimliche », quelque chose de profondément familier. On pourrait peut-être même dire : quelque chose de trop « heimlich », de trop intime, de trop familier, et qui, pour cette raison, devrait rester dans l’ombre.

Das Unheimliche. Le préfixe privatif “ un ” (oune) par lequel commence ce mot – Un-heimliche – ce préfixe est la marque de la Verdrängung[14], c’est-à-dire de ce qu’il est convenu de traduire parrefoulement, voire par censure (en allemand).

Comme vous l’entendez, das Unheimiche n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est, pour la vie psychique, familier de tout temps — toujours déjà là, disions-nous pour le Réel — familier de tout temps et qui ne lui est devenu étranger que par le processus de refoulement, die Verdrängung.

Cette mise en relation avec le refoulement éclaire une autre définition de das Unheimliche, celle de Schelling[15], selon laquelle l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. Quelque chose comme un secret tenu caché, de manière à ne rien en laisser percer, de manière à vouloir le dissimuler aux autres.

Verdrängung…

Dévidons… Dérivons encore… Et citons Freud :

“ (…). L’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées”[16].

À ce stade du texte de Freud — nous sommes à la page 258 — il apparaît clairement que das Unheimliche se situe au cœur du monde de l’enfance et Freud nous surprend lorsqu’il passe aussi facilement sur les 4 premières années de sa vie : serait-ce l’unheimliches Schweigen[17] ? Alors… pour nous, ici, retourner in der heimatliche Ort — le lieu familier où l’enfant peut retrouver, comme le voulait Freud, l’état de non séparation entre lui-même et le monde[18].

Oui, Freud insiste sur cet aspect quasi « archéologique » comme si das Unheimliche était la manifestation soudaine de cela autour de quoi s’est construite l’histoire individuelle. C’est ce qu’il appelle — avec « die überwundenen seelischen Urzeiten »[19] — « les temps premiers de l’âme surmontés ».

Cette “ joyeuse farce enfantée dans la nuit[20] et qui redoute les rayons indiscrets du jour ”[21], « c’est — pour nous — l’entrée de l’antique terre natale », die Heimat, Pribor – en Moravie — me dois-je de préciser[22] !

Ces mots à peine prononcés, mots qui touchent à la poésie, pourrait-on dire, voilà que s’installe une nouvelle résistance et par là même une ouverture possible à l’effraction de la trace. J’espère qu’elle vous apparaîtra quand je vous aurai dit que, lorsque Freud mentionne la parution de « Das Unheimliche », en 1919, dans une lettre à Ferenczi datée du 12 mai, il y déclare qu’il a exhumé un ancien travail OUBLIÉ dans un tiroir et qu’il est en train de réécrire. On ne connaît pas la date de cette première version, il ne la dit pas ; on ne sait pas non plus ce qui en a été modifié. Et ma question est celle-ci : Quelle est donc cette manifestation du Réel qui a fait irruption dans la vie de Freud quand il écrit le premier jet de ce texte qu’il a … OUBLIÉ dans un tiroir !

Alors, comme nous le disions, repêcher le lieu de l’origine — Pribor — plongé dans le fleuve de Léthé, ce fleuve des enfers dont l’eau faisait oublier le passé à ceux qui en buvaient.

Oublié dans un tiroir… Oublier le passé… ?

Oublier la langue slave qu’il a entendue en Moravie, pendant quatre ans ? La recension lexicographique minutieuse qui inaugure le texte est assez étonnante. Freud va vraiment “ au plaisir des mots ” au point qu’on peut se demander s’il n’écrit pas, pour que, sous le texte, apparaisse comme un feu follet, ce dessous, ce dissimulé dont il parle et, lorsqu’il se tourne vers les langues étrangères, il n’oublie pas les langues slaves (Silésie).

Oublier les deux années passées avec Monika Zajic, la nurse tchèque qui lui chantait des comptines et lui racontait les célèbres contes de Wilhelm Hauff[23] et pas ceux de Grimm[24] ? Il cite les « wiegendlied-heimlich » en page 218, et… « wiegendlied » signifie « berceuse » !

Oublier qu’elle a été jetée en prison (coffrée) par l’oncle Emmanuel pour avoir volé des « peniz »[25], Freud avait 2 ans et demi ?

Oublier Rebecca, la seconde femme de son père, stérile, répudiée, qui meurt d’une mort mystérieuse[26], au moment même où la future troisième femme de Jacob, Amalia, attend un enfant[27] ?

Oublier que les époux cacheront cette grossesse hors mariage par un mensonge sur la date de naissance de cet enfant, nommé Sigismund[28] ?

Oublier qu’il a modifié l’orthographe de ce prénom, et donc oublier que cette trace effacée, reste une trace, une présence pleine ?

Oublier le prénom juif de son grand père accolé au sien —Salomon — et le yiddisch qui va avec ?

Oublier la Bible brisée de Jakob Freud, où Jakob… avoue sa faute à son fils[29] ?

Nous ne sommes pas en mesure de dire lequel de ces « oublis » aurait pu brusquement ressurgir — enfin… nous ne le souhaitons pas aujourd’hui.

Alors empruntons d’autres voies… des voies qui pourraient dater l’écrit premier. Vous savez : faire le tour du monde pour voir si, de l’autre côté, il n’y aurait pas une autre ouverture…

La note de la page 245 de notre édition, note qui cite Totem et Tabou, indique que le sujet de « l’inquiétante étrangeté » occupait déjà Freud en 1912-1913, au moment où il rédigeait cet ouvrage :

« Il semble que nous conférions le caractère de l’Unheimlich à des impressions qui tendent à confirmer la toute puissance des pensées et le mode de pensée animiste en général (…).

De qui et de quoi s’agit-il dans Totem et tabou ? Il s’agit du Père-de-la-horde-primitive dont on nous affirme qu’un jour, il fut assassiné…Mettons maintenant l’accent sur « le père »…

Le père de Freud… À quelle date est-il mort ?

En 1896. Et cette mort pousse Freud à faire une autoanalyse au cours de laquelle il découvre chez lui-même ce qu’il voyait chez ses patients, c’est à dire la force des souvenirs oubliés (tiens, on y revient !) et les modifications de l’affectivité. La correspondance qu’il entretient avec son ami, le médecin et biologiste allemand Wilhelm Fliess, témoigne de ses découvertes.

En 1898, Freud écrit un texte « Sur le mécanisme psychique de l’oubli »…

Puis, toujours dans Totem et Tabou, l’accent se déplace vers les frères ennemis, je cite :

« Une foule de personnes portant toutes le même nom et pareillement vêtues se tient autour d’un seul homme, chacune dépendant de ses paroles et de ses gestes : c’est le chœur rangé autour de celui qui primitivement était le seul à représenter le héros (…)» [30].

Rappelons que dès 1906, Freud avait constitué un petit groupe de dix-sept élèves et disciples, qui se réunissait chaque mercredi. Parmi eux se trouvaient les psychiatres autrichiens William Stekel et Alfred Adler, le psychologue autrichien Otto Rank, et les psychiatres suisses Bleuler et Jung. Au nombre des autres associés qui se joignirent au cercle en 1908, figuraient le psychiatre hongrois Sandor Ferenczi et le psychiatre britannique Ernest Jones. Au fur et à mesure que le mouvement de l’API, créé en 1910, prenait de l’ampleur, gagnant de nouveaux adhérents à travers l’Europe et les États-Unis, Freud dut se soucier du maintien de l’unité doctrinale et faire face aux dissensions et aux déviations. Il dut d’abord se séparer d’Adler et de Jung qui, chacun de leur côté, élaborèrent de nouveaux fondements théoriques, en désaccord avec la place fondamentale donnée par Freud à la sexualité dans l’origine de la névrose. Freud parle de « graves discordes », il donne des arguments destinés visiblement à éclairer les frères sur la gravité de leur situation.

Rappelons aussi que l’essai a été rédigé définitivement (en 1919) dans l’isolement qu’imposaient les conditions d’existence à Vienne durant la première guerre mondiale. Freud écrivit :

« Je dois convenir, toutefois, que, pour des raisons faciles à comprendre

et tenant à l’époque où il a paru, la littérature, dans ce petit article,

et en particulier la littérature étrangère, n’a pas été consultée à fond,

ce qui lui enlève auprès du lecteur tout droit à la priorité ».

Réserves.… Au passage, notons que Freud se sentait étranger à Vienne, il s’y trouvait mal à son aise, « es ist ihm unheimlich ».

Nous sommes allée de Pribor à Vienne, deux mots qui s’enlacent, sans créer de rupture dans la chaîne parlée : une paronomase — poétique.

Pour peu que l’art du Dichter ait eu le pouvoir de nous entraîner — il n’est pas interdit de rêver d’affinités électives entre le Dichter et l’analyste— nous nous nous sommes engagée dans une traversée qu’il nous proposait : nous avons fait l’hypothèse que das Unheimliche… c’est le Réel.

Michèle Jung



[1] „Das Unheimliche ” (1919). In : Sigmund Freud. Gesammelte Werke (XII), S. Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1947.

[2] Dans “ Unheimlich ”, die Vorsilbe “ Un ” an diesem Worte ist die Marke der Verdrängung.

[3] Heinrich von Kleist. “ Über das Marionnettentheater ”, in : Philosophische und ästhetische Schriften.Aufbau-Verlag, 1995, Seite 476.

[4](1835) Invraisemblable quoique réel.

[5] « Das ganze Denken ist nur ein Umweg… ». (Toute la pensée n’est qu’un chemin de détour). Cité dans le chapitre VII de la Traumdeutung, où le concept de « chemin détourné » (Umweg) y est central.

[6] Henri Maldiney. Regard, Parole, Espace. Lausanne, l’Age d’homme, 1973, p. 19.

[7] XIVe, rare av. XVIIe, lat.exsistere, de ex et sistere « être placé »

[8] Franc Ducros.Le poétique, le réel. Ed. Méridiens Klincksiek, 1987, page 160.

[9] Ein solches ist das « Unheimliche ». Kein Zweifel, daß es zum Shreckhaften, Angst- und Grauen gehört… (Page 243).

[10] “ Unheimlich sei alles, was ein Geheimnis, im Verborgenen bleiben sollte und hervorgetreten ist ” in : Das Unheimliche, page 248. Référence à la définition de Schelling reprise par Freud.

[11] “ Die unbeabsichtigte Wiederkehr des Gleichen ”, Das Unheimliche, page 269. C’est Freud qui met cette expression entre guillemets dans le chapitre III d’Au-delà du principe du plaisir (1920). Cette phrase semble être un écho de Nietzsche, toutefois non littéral. Nietzsche écrit “ ewige Wiederkunft ”. Dans son analyse de Totem et tabou, René Girard dit « (…) un autre qui toujours, en fin de compte, se révèle le même ».

[12] « Les rêves suivent en général des frayages anciens », disait l’Esquisse.

[13] « En quoi consiste d’ailleurs le frayage, la question en reste ouverte ». (Esquisse d’une psychologie scientifique, 1895)

[14]„Die Vorsilbe “ un ” an diesem Worte ist aber die Marke der Verdrängung „ dit Freud dans Die Verneinung“.

[15] Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854). Philosophe.

[16]Das Unheimliche, page 258, dans la version française de Gallimard, 1985.

[17] L’impressionnant silence, ce qui se dérobe à la parole.

[18] Cf. Lettre au Burgmeister de Pribor.

[19]Das Unheimliche, page 248.

[20] « On sait la place privilégiée que tient la nuit dans les Contes de Grimm… la solitude, le silence et l’obscurité sont les conditions privilégiées où se manifeste das Unheimliche.» G.A. Goldschmidt. Quand Freud attend le verbe. Buchet-Chastel, 1996, page 215.

[21] Heinrich von Kleist.

[22] „Dieses Unheimliche ist aber der Eingang zur alten Heimat des Menschenkindes, zur Örtlichkeit, in der jeder einmal und zuerst geweilt hat ” (p. 267)…

[23] Wilhelm Hauff (1802-1827) était originaire de Stuttgart. Il entreprit des voyages à travers l’Europe. Ses contes — tantôt romantiques, fantastiques, satiriques ou réalistes — sont empreints de son amour pour l’œuvre de Jean Paul, de E.T.A.Hoffmann et de Tieck.

[24] In : Quand Freud attend le verbe, Freud et la langue allemande II, p. 210, Freud passe aussi sur les contes de Grimm (qui, selon Goldschmidt, possèdent toutes les caractéristiques de l’Unheimliche) alors qu’il trouve chez Hauff, un conteur parfois un peu mièvre (?), les thèmes de l’Unheimlich : la castration et le désir secret dont la révélation coïncide avec la mort.

[25] W. Granoff. Filiations. Minuit, 1975.

[26] Suicide ?

[27] Freud aurait été la cause, avant même d’être au monde, d’une mort dont pourtant il serait innocent. Freud écrit à Fliess : « Rebecca, ôte ta robe de mariée, tu n’es plus mariée ». Freud propose une figure littéraire : Rebecca West, tirée du drame d’Ibsen. De nombreuses Rebecca, secrètes ou reconnues, sillonnent la vie de Freud. In : Marie Balmary. L’homme aux statues.

[28] On a dit que Freud était né le 6 mai 1856. Son père s’est marié avec Amalia le 29 juillet 1855. En fait Freud est né le 6 mars 1856 (Amalia était donc enceinte au moment de son mariage, ce que les époux cachent par un mensonge sur la date de naissance de Freud). In : Marie Balmary. L’homme aux statues.

[29]In : Marie Balmary. L’homme aux statues.

[30] Freud. Totem et Tabou. Payot, 1973, page 178.